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cela honore leur courage, mais que cela condamne toute une politique. « C’est ainsi qu’on court de glorieuses aventures, ce n’est pas ainsi qu’on fonde des empires durables. » L’Espagne a des provinces merveilleusement riches, mais une partie de son territoire est très aride. Si le Guadarrama avait mille mètres de plus, s’il gardait plus longtemps ses neiges, il y aurait plus d’eau dans les rivières, et l’on ne pourrait pas dire au Manzanarès : « Hier un âne t’a bu. » À ce malheur, ajoutez l’expulsion des Maures, les juifs dépouillés et traqués, l’inquisition, ses fatales rigueurs, ses funestes préjugés contre tous les progrès utiles, la découverte de l’Amérique, l’émigration incessante des chercheurs d’or, tout ce que l’Espagne a pu inventer pour s’appauvrir et se dépeupler. Pauvreté n’est pas vice ; mais il faut proportionner ses ambitions à ses ressources, et, tôt ou tard, l’impuissance économique conduit à l’impuissance politique.

Dans une des pages les plus remarquables de son dernier livre, M. Canovas nous confesse qu’il ne peut relire sans faire un retour sur son pays le discours de don Quichotte dans la fameuse auberge où Maricorne se gourma avec Sancho : « Il faut que vous m’excusiez pour le moment de rester votre débiteur, dit-il à l’aubergiste. Il m’est interdit de contrevenir à la règle des chevaliers errans, desquels je sais de science certaine qu’ils n’ont jamais rien payé dans les hôtelleries. La raison, d’accord avec la coutume, veut qu’on les reçoive partout gratuitement, en compensation des fatigues inouïes qu’ils endurent exposés à toutes les inclémences du ciel, à toutes les incommodités de la terre. » À quoi l’hôtelier répondit : « Sornettes que tout cela ! Je n’ai que voir dans vos raisons, et laissons là votre chevalerie errante. Qu’on me paie bien vite ce qu’on me doit ! Je n’ai cure que de rentrer dans mon bien. » — « Voilà, ajoute M. Canovas, ce que plus d’une fois dans l’histoire on aurait pu nous répondre. La vie, pour un homme ou pour un peuple raisonnable, consiste avant tout dans cette chose très humble, très vulgaire : compter avec sa fortune et ne dépenser que ce qu’on peut payer. »

Aussi conseille-t-il à ses compatriotes de renoncer provisoirement à toute conquête, de s’abstenir des entreprises coûteuses, de s’appliquer à sauver les débris de l’héritage qu’ils ont reçu de leurs ancêtres. Il les exhorte à travailler, à épargner sans repos ni trêve, à ne plus contracter de dettes, à s’occuper moins d’acquérir que de conserver, à ne se fier qu’à eux-mêmes, à se défier de la fortune, à ne plus prendre les noms et les apparences faciles pour des réalités, à ne pas demander sans cesse des miracles à ceux qui les gouvernent, à ne pas rejeter sur les institutions ou sur les hommes, si puissans qu’ils soient, les fautes de tous. Il souhaite que leur patriotisme soit silencieux, mélancolique et paient. Il ne leur promet pas qu’à ce prix ils