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La sévérité de M. Deschanel ne s’est heureusement pas étendue de l’homme jusqu’au poète, et, — chose assez singulière ou même un peu triste à dire, si l’on songe qu’il s’agit ici du plus français de nos poètes, — c’est de quoi nous ne saurions trop le louer. Grâce, en effet, à l’école romantique, et grâce, depuis elle, à l’école historique, il faut plus que du goût aujourd’hui, puisqu’il faut presque du courage, pour former seulement l’intention de remettre Racine à son vrai rang.

D’adorateurs zélés à peine un petit nombre
Ose des « anciens » temps nous retracer quelque ombre.

La perfection même de Racine semble avoir éloigné de lui tous ceux qui ne comprennent le génie que sous l’espèce de l’inégalité, si je puis ainsi dire, comme une force aveugle, indifféremment capable de l’extrême sottise et de l’extrême beauté. Et l’on ne voit pas ou l’on ne veut pas voir que sous cette continuité de perfection qui est le caractère apparent de l’œuvre de Racine, se dissimule, à vrai dire, l’un des grands et hardis inventeurs qu’il y ait dans l’histoire de l’art. C’est ce que M. Deschanel s’est particulièrement efforcé de remettre en lumière, c’est ce qui fait le principal intérêt de cette étude, et c’est ce que nous allons essayer de montrer après lui.

On tombait d’accord au xviie siècle, et même au siècle suivant, que Racine, avec tout son génie, n’eût pas été Racine, s’il n’eût eu sous les yeux, pour se guider, l’illustre exemple de Corneille. Il ne resterait plus aujourd’hui qu’à nous expliquer comment à leur tour, ayant l’exemple de Racine sous les yeux, les Campistron, les Longepierre, et Voltaire lui-même, n’ont rien pu faire de mieux que ce qu’ils nous ont laissé. En tout cas, que Racine fût capable ou non de se frayer ses voies tout seul (question parfaitement insoluble et conséquemment tout à fait oiseuse), un point est certain, c’est que la tragédie de Racine diffère de la tragédie de Corneille à peu près autant que la comédie de Marivaux diffère de la comédie de Molière. On entend bien que je ne compare pas ici les personnes, mais seulement les genres. Une curieuse expression de Le Sage, qui connaissait ses auteurs, qui les goûtait surtout, marque ingénieusement cette différence : « Ô divin Lope de Vega (c’est-à-dire Corneille), s’écrie quelque part un de ses personnages, rare et sublime génie, qui avez laissé un espace immense entre vous et tous les Gabriels (c’est-à-dire Voltaire), qui voudront vous atteindre ! et vous, moelleux Calderon (c’est-à-dire (Racine), dont la douceur élégante et purgée d’épique est inimitable ! » En effet, tous les personnages de Corneille, le Cid et Polyeucte, Horace et même Auguste ont quelque chose d’épique plutôt que de vraiment tragique, ils ont la tête comme élevée dans une région bien supérieure à celle où s’agitent les destinées de l’humanité vulgaire ; leurs aventures n’ont rien de commun avec celles qui sont le fond, la matière, l’étoffe de la vie quoti-