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même, avait compté tant d’ennemis, plus d’ennemis que pas un de ses grands contemporains, plus d’ennemis que l’auteur de Tartufe, ce qui n’est pas peu dire, et, ce qui est dire encore davantage, plus d’ennemis que l’auteur des Satires. C’en est ici l’une des raisons. Ce siècle poli ne pardonna pas à Racine la vérité, la franchise, l’audace de ses peintures. On trouva presque unanimement qu’il poussait trop loin l’imitation du réel, on l’accusa, en propres termes, de faire bas à force de naturel, et commun à force de vérité ; ou plutôt encore, on nia que ce fût là le naturel, et on lui fit porter la peine d’avoir plus approché de la vérité que ne le permettait l’opinion de son temps. Car, il faut bien le dire et ne pas se lasser de le redire, Shakspeare, dans un autre siècle, dans d’autres conditions, a pu faire autrement, et, faisant autrement, atteindre à d’autres effets ; mais, dans quelqu’une que ce soit de ses tragédies romaines, Coriolan ou Jules César, il n’a fait plus vrai que Britannicus, ni dans son Othello plus naturel que Bajazet. Seulement, ce que supportait le public mêlé du théâtre du Globe, à Londres, vers l’année 1600, le public plus choisi de l’hôtel de Bourgogne, à Paris, vers l’an 1675, ne le supportait plus. On raisonne toujours comme si Racine n’avait eu qu’à se montrer pour vaincre, et que ses contemporains se fussent reconnus avec transport dans le miroir qu’il leur présentait. C’est le contraire qu’il faut dire. Les contemporains refusèrent de s’y reconnaître, et si obstinément, qu’après dix ans de luttes Racine quitta la scène meurtri, découragé, vaincu.

Une révolution si profonde dans les habitudes de la tragédie ne pouvait pas manquer de s’étendre jusqu’au détail lui-même de la versification et du style. Il faudrait donc montrer ici que, dans la forme comme dans le fond, personne au xviie siècle n’a plus osé que Racine, et que son audace, pour n’avoir pas consisté, comme il semble qu’on le voudrait, à mettre l’argot des carrefours et des bouges sur les lèvres des Andromaque et des Iphigénie, n’en a pas été pour cela moins réelle. Voltaire, au xviiie siècle, s’il eût été capable de les trouver, eût reculé devant des tours et des alliances de mots dont l’art merveilleux de Racine a seul pu dissimuler la hardiesse dans le tissu de son style ; et Victor Hugo, de nos jours, a déclaré que Racine fourmillait d’images fausses et de fautes de français, c’est-à-dire d’ellipses et de métaphores qu’il eût hésité à employer dans les Contemplations ou dans la Légende des siècles. L’observation peut suffire. Il faut seulement la limiter par une observation plus importante, laquelle, s’appliquant au fond comme à la forme de la tragédie de Racine, achèvera de caractériser le rôle qu’il a joué dans l’histoire de la littérature, Tout ce que Racine a osé, dans la forme comme dans le fond, il ne l’a osé que sous les conditions et sous la loi de son art. C’est malheureusement ce que je ne puis indiquer ici qu’en trop peu de mots.

Les tragédies de Racine, très différentes en ceci de la tragédie