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La magistrature, issue de régimes et de ministères qui, tous, sans exception, avaient combattu le désordre, qui avaient tenu la main à la répression pénale, qui avaient refusé de transiger avec l’insurrection, la magistrature s’est trouvée toute dépaysée. Elle partagea les étonnemens et les répugnances de la bourgeoisie, reçut comme elle les insultes, et, confondant son histoire avec les souvenirs de la classe moyenne, supporta les attaques sans grande surprise, jugeant assez naturel que les condamnés, leurs parens et leurs complices laissassent éclater de bruyantes colères contre les juges qui avaient prononcé les sentences.

A vraiment parier, la magistrature n’a pas soutenu, depuis quatre-vingts ans, d’autre lutte. Nous savons déjà ce qu’en pensent les conspirateurs et les insurgés. Voyons, en revanche, l’opinion de la masse des justiciables. Déjà nous pouvons mesurer leur confiance au petit nombre des arbitrages ; à ce premier indice s’ajoute le langage du barreau, qui, à toute époque, nous a fait connaître, par les voix les plus diverses, son sentiment de respect unanime envers les tribunaux. Allons plus loin et interrogeons les hommes nouveaux portés au sommet du pouvoir au lendemain de chaque révolution. Écoutons leurs jugemens sur les magistrats de la veille. Quelles flétrissures ne s’attend-on pas à voir sortir de la bouche des ministres apportés par le flot populaire ? Or voici les paroles de M. Crémieux, en mai 1848, rendant un compte solennel des travaux du gouvernement provisoire : « Nos lois sont claires, dit-il ; nos juges en font une sage application et notre magistrature n’a, certes, aucun reproche à subir. » A la fin de l’empire, l’opinion de l’opposition était la même. En flétrissant comme ils le méritaient les magistrats politiques, M. Berryer constatait qu’ils étaient en petit nombre. En 1870, nul ne demandait le bouleversement de nos corps judiciaires. Après 1879, quel a été le langage des chefs de la magistrature ? Deux d’entre eux ont porté un jugement sur le personnel : M. Le Royer, en décembre 1879, après avoir fait des réserves en ce qui touchait la politique, a dit « qu’il défendrait toujours la magistrature au point de vue professionnel, car, à ses yeux, au point de vue de la capacité juridique, c’était la première magistrature du monde. » M. Goblet, à deux reprises, en novembre 1880 et en mai 1883, avait le courage de « déclarer que, malgré les efforts des pouvoirs qui avaient voulu les asservir, les magistrats étaient demeurés intègres et soucieux avant tout de leur devoir et de la loi. » Précieux témoignages émanés de sincères républicains et qui permettent d’affirmer que, ni en 1880, ni en 1883, la magistrature ne méritait une de ces mesures d’expédient, ressource extrême des pouvoirs violons ou faibles, qu’on nomme des lois d’exception ! Pour