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consistait à tenir la menace de la révocation suspendue sur leur tête. M. Ribot ne laissa debout aucun des sophismes accumulés par les partisans du projet. Il démontra définitivement qu’on faisait une loi d’expédient, qu’on obéissait à des passions tout au plus excusables au lendemain d’une révolution, que l’esprit de gouvernement consistait à refouler ces appétits de la première heure, que le ministère, loin de faire acte d’énergie, se laissait aller au courant de faiblesse qui l’emportait : « Il y a une chose, dit-il, que les majorités n’ont pas le droit de faire, c’est de mettre la main sur la justice. » Et il termina par ce mot, qui résume tout son discours : « L’existence d’une magistrature indépendante, ne l’oubliez pas, messieurs, c’est une liberté publique. » Lorsque la loi sortit du Palais-Bourbon, on put dire qu’elle avait été votée mais non défendue. Un homme d’esprit en fit le résumé d’un mot : « On vient de décréter la justice inamovible avec trois mois de pillage. »

La discussion qui se poursuivit du 19 mars au 31 juillet fut une des plus belles qu’ait entendues le sénat. Tous ceux dont l’éloquence honore la tribune de la chambre haute y parurent tour à tour ; mais, s’élevant au-dessus de tous, M. Jules Simon peignit en des traits ineffaçables la politique de ceux qui ne connaissent d’autre manière de gouverner le peuple que d’être aux ordres de l’opinion courante à mesure qu’elle se produit. Il montra comment on fait des agitations factices, comment on crée des désirs populaires, comment se préparent des lois d’expédient enfantées par l’audace des uns et par la faiblesse des autres. Il rendit éclatant à tous les yeux le péril d’une loi qui, sous prétexte de rétablir l’harmonie entre les pouvoirs publics, donnait comme un regain de révolution après treize ans de calme et créait un précédent à la faveur duquel tout gouvernement serait en droit de changer le personnel, non plus seulement après une révolution, mais même à chaque évolution de majorité. La démonstration était faite : on sentait, avec l’orateur que la loi était « fatale à la justice, fatale à l’honneur de la France. » Ce n’est pas ici le lieu de reprendre page par page un débat dans lequel on entendit M. Allou apporter le poids de son éloquent témoignage en faveur des juges devant lesquels sa vie s’était écoulée, rappeler ses luttes, ses succès ou ses déceptions et déclarer qu’après avoir vu les magistrats à l’œuvre pendant quarante années, il pouvait affirmer que c’était à leur honnêteté, à leur droiture qu’était dû le respect de la chose jugée, plus profond en France qu’en aucun pays du monde.

La discussion du sénat ne fut pas seulement brillante, mais elle eut des résultats féconds. La commission avait sur plusieurs points corrigé l’œuvre hâtive et passionnée de la Chambre. Elle augmenta