Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/318

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de la faire voter, mais il y avait des magistrats dont il fallait tenir la personne pour sacrée : le patriotisme le commandait. En les frappant, on a méconnu ce qu’on devait à nos meilleurs citoyens, ce qu’on devait à la France.

Qu’on le remarque, ce ne sont pas de simples admissions à la retraite qui ont été prononcées par décret, ce sont des mesures pénales, emportant avec elles le caractère d’un châtiment. Non-seulement les magistrats sont forcés de descendre de leurs sièges, mais tout lien entre eux et la magistrature est rompu. L’honorariat, qui laisse après la retraite le conseiller sur les listes de la cour, qui le rattache à ses assemblées générales, a été refusé aux six cent quatorze magistrats exclus. Aucun d’eux n’a été jugé digne du titre. C’eût été la tradition, il fallait la briser.

Un usage qui remonte à plusieurs siècles veut qu’aux audiences solennelles, les magistrats que l’âge ou la mort avaient séparés de la compagnie reçussent un public hommage. Seuls, les indignes en étaient privés. Le silence gardé sur leur nom était pour tous leurs collègues et pour les avocats présens à la barre le signe du déshonneur. M. Martin-Feuillée n’a pas hésité : il a assimilé ceux qu’il éliminait à des magistrats indignes, essayant par là de les flétrir, car il n’a pu se faire illusion au point d’imaginer que par de tels moyens il les ferait oublier. Défense a donc était faite à tous les magistrats de France de parler dans les discours de rentrée de ceux que le bon plaisir de la chancellerie avait exclus. Tant il est vrai qu’on ne peut entrer dans une voie fausse et commettre certains actes sans arriver par une pente fatale jusqu’à ordonner des iniquités qu’un jour on rougira d’avoir prescrites[1] !

Nous avons parlé longuement des victimes. Des magistrats qui leur ont succédé sans les remplacer nous ne dirons rien. Ils constituent aujourd’hui la justice réglée du pays ; cela seul suffit à nos yeux pour commander le respect et nous imposer au moins le silence. La plupart appartenaient à la magistrature ; on assure que l’influence de l’esprit de corps est telle en certaines compagnies qu’il se produit chez quelques-uns des nouveau-venus une réaction inattendue et que, protégés par l’inamovibilité, ils pourraient bien causer à la chancellerie quelques déconvenues en votant encore l’an prochain des messes du Saint-Esprit malgré les circulaires. Mais ce seront là des exceptions. La masse de la magistrature sera descendue de plusieurs degrés ; les mœurs se seront modifiées. Elle aura accepté de nouvelles alliances et subi

  1. Il faut lire la discussion qui a eu lieu au sénat le 26 décembre, pour se rendre compte de la légèreté inouïe avec laquelle les exclusions et les nominations ont été décidées. M. Denormandie a accumulé les faits les plus précis, et, dans sa réponse, M. Martin-Feuillée n’a pas osé mettre en doute l’exactitude d’une seule assertion.