Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/351

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

opposées. Voilà ce qu’apprend, en somme, la rhétorique ; et l’on comprend qu’il puisse être dangereux qu’un art qui ne repose que sur les probabilités et la vraisemblance soit étudié seul. Si la jeunesse qui se livre à cette étude n’a pas auprès d’elle un autre enseignement qui la ramène à la vérité, elle risque d’en perdre peu à peu le sentiment et le goût. C’est sur cette pente que glissa l’éducation romaine et l’on peut dire qu’elle descendit la côte jusqu’au bout. La déclamation devait préparer l’élève, par des plaidoiries fictives, à plaider un jour des causes vraies ; c’est un exercice qui ne lui est utile que si les sujets qu’on lui donne ressemblent à ceux qu’il aura plus tard à traiter ; or déjà, du temps de Quintilien, on choisissait de préférence dans les écoles des matières extravagantes. On les prenait tout exprès en dehors de la réalité et de la vie pour piquer la curiosité des jeunes gens et leur donner une occasion de montrer leur esprit ; les plus ridicules étaient précisément les plus goûtées, perce qu’il y avait plus de mérite à s’y faire applaudir. C’est ainsi que, d’excès en excès, on finit par ne plus faire vivre les élèves que dans un monde de fantaisie, ou rien n’était plus réel, où l’on inventait des incidens romanesques, où l’on discutait des lois imaginaires, où tics personnages de convention n’exprimaient que des sentimens de théâtre. De plus, on avait l’habitude de faire plaider aux jeunes gens, pour les mieux exercer, les deux causes contraires. Ils les soutenaient successivement l’une et l’autre avec la même indifférence, trouvant toujours quelque chose à dire, grâce aux vérités générales qui fournissent complaisamment des raisons pour tout, et quand ils avaient également réussi dans les deux plaidoiries opposées, ils en concluaient que le sujet par lui-même n’a aucune importance et que l’art consiste uniquement à trouver à propos de tout des argumens ingénieux et de belles phrases. Sur ces entrefaites, l’empire s’était établi et il avait supprimé les assemblées populaires ; c’était un changement grave dont l’école ne semble pas s’être aperçue. Elle continue à former des orateurs comme si le Forum n’était pas devenu muet et si la parole jouait toujours le même rôle dans les 0àires de l’état. Loin de souffrir du régime nouveau, la rhétorique semble d’abord y gagner. Autrefois, elle préparait aux luttes politiques ; maintenant, elle devient son but à elle-même ; on n’apprend plus à parler que pour le plaisir de savoir parler. C’est ce que Sénèque exprime dans cette phrase énergique : Non vitæ sed schola discimus. Ce qui est étrange, c’est que jamais la parole n’a été Plus aimée que depuis qu’elle ne mène à rien. L’éloquence de l’école, qui n’a plus à craindre la concurrence de l’autre, devient Plus triomphante que jamais et s’enfonce dans ses défauts, que la pratique de la vie et la comparaison avec l’éloquence réelle ne peuvent plus corriger.