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fêtes qui rappelaient celles que le dithyrambe et la tragédie donnaient autrefois aux Athéniens ; la parole avait remplacé la poésie et la musique, et les contemporains d’Hérode Atticus ou de Polémon prenaient autant de plaisir en les entendant déclamer que leurs pères lorsqu’ils écoutaient un hymne de Pindare ou un drame de Sophocle.

L’admiration que les rhéteurs excitaient à Rome, pour être un peu moins bruyante, n’en était pas moins vive. Les représentations qu’ils donnaient aux grands jours dans les salles de lecture publique, et plus tard à l’Athénée, étaient suivies par tous les lettrés et accueillies par des applaudissemens unanimes. C’est sans doute au sortir d’un de ces triomphes que Quintilien appelait l’éloquence la reine du monde : regina rerum oratio, et qu’il proclamait d’un ton d’oracle « que c’est le don le plus précieux que les dieux ont fait aux mortels ». S’il en est ainsi, les écoles où l’on cultive ce présent du ciel deviennent de véritables sanctuaires, et l’art qui se pique de nous l’enseigner mérite toute notre vénération. Aussi le même Quintilien va-t-il jusqu’à prétendre « que la rhétorique est une vertu ». Nous sommes tentés de sourire de ces éloges exagérés ; nous avons tort, et un peu de réflexion nous montre que l’enthousiasme de Quintilien peut aisément s’expliquer. Songeons que non seulement les nations civilisées semblaient s’être alors entendues pour faire de la rhétorique le fondement de leur enseignement public, mais qu’elle charmait aussi les nations barbares. À peine les armées romaines avaient-elles pénétré dans des pays inconnus qu’on y fondait des écoles ; les rhéteurs y arrivaient sur les pas du général vainqueur, et ils apportaient la civilisation avec eux. Le premier souci d’Agricola, quand il eut pacifié la Bretagne, fut d’ordonner qu’on enseignât aux enfans des chefs les arts libéraux. Pour les pousser à s’instruire, il les prit par la vanité. « Il affectait », dit Tacite, « de préférer l’esprit naturel des Bretons aux talens acquis des Gaulois » ; « en sorte que ces peuples, qui refusaient naguère de parler la langue des Romains, se passionnèrent bientôt pour leur éloquence ». À peine les Gaulois étaient-ils vaincus par César que s’ouvrit l’école d’Autun. Elle fut vite florissante, et nous savons que, quelques années plus tard, sous Tibère, les enfans de la noblesse gauloise venaient en foule y étudier la grammaire et la rhétorique. Pour nous faire entendre qu’il n’y aura bientôt plus de barbares et que les extrémités du monde se civilisent, Juvénal nous dit que, dans les îles lointaines de l’Océan, à Thulé, on songe à faire venir un rhéteur :


De conducendo loquitur jam rhetore Thule.