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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/411

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Lisez ces vers d’abord comme un éloge, examinez les mots l’un après l’autre, chacun de ces mots sera la preuve la plus saisissante de la vraie piété, telle qu’on se la figurait au XVIIe siècle ; relisez-les maintenant comme une satire, chacun de ces mêmes mots sera la preuve la plus saisissante de la piété fausse. Dans le premier cas, il n’y a pas un trait qui sente la critique ; dans le second cas, il n’en est pas un qui ne la sente. Comme par un singulier jeu de lumière et par le plus ingénieux arrangement de perspective, selon que devant ce portrait vous vous penchez à droite ou à gauche, vous verrez ou le chrétien accompli ou le vil imposteur, et l’un et l’autre dans une perfection égale. C’est un tour d’adresse et de force qui peut-être n’a point son pareil. Quelle ligne inconcevablement déliée a dû suivre le génie du poète pour marcher sur la limite de ces deux contraires sans encombre ou faux pas ? Quel choix de mots ne faut il pas pour répondre également à deux nécessités si opposées ? Eh bien ! c’est au prodige de cette double précision que tient le ravissement du spectateur.

Chez les grands écrivains, jusque dans les moindres détails du style et de la langue, la pensée a toujours le souci de se définir, de se distinguer d’une pensée voisine qu’on pourrait confondre avec elle. Pour prendre toujours des exemples connus, quand Chimène dit à Rodrigue : « Va, je ne te hais point, » au lieu de dire : Je t’aime, comme elle eût dit sans doute dans un drame de 1830, Chimène laisse voir qu’elle devrait haïr le meurtrier de son père, mais qu’elle ne le peut pas, et marque ainsi l’exacte nuance de son sentiment. Aussi quand l’actrice sait donner à ces mots le ton nuancé qui leur convient, cette nuance les rend adorables. Il y a chez les poètes certaines expressions singulières, fort célébrées par la rhétorique, qui paraissent au premier abord peu logiques, qu’on appelle des alliances de mots, qui semblent plutôt des contradictions, où l’adjectif heurte le substantif, comme dans ces exemples partout cités : l’orgueilleuse faiblesse d’Agamemnon, la fuite triomphante des Hébreux. Ces expressions insolites ne sont pas de l’emphase. Les deux mots contraires en se rencontrant se limitent l’un l’autre, et produisent ainsi la ligne d’une rigoureuse définition. On appelle ces formes de langage des ornemens et des artifices, quand ce ne sont que les efforts de la pensée à la recherche de la justesse. Elles brillent sans doute par l’étincelle du choc, mais elles ne sont faites que pour éclairer. Sans passer ici en revue tous les procédés de l’esprit, il n’est pas sans intérêt de montrer que de tous ces procédés même le plus suspect, le plus discrédité par ses abus, celui qui a fait mourir toute la littérature de l’empire comme par une funeste contagion, — la périphrase, puisqu’il faut l’appeler par son nom, — est elle-même un des plus