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une prochaine édition de Paris et ses Organes, est un édifice borné au nord-est par le théâtre du Châtelet, au nord-ouest par le Théâtre-Italien, au sud-ouest par le théâtre de l’Odéon, au sud-est par le théâtre Cluny ; » et cette définition ne choquera personne, pas même les magistrats. En six mois, M. Koning, poursuivant un comédien qui refuse de payer son dédit, obtient un jugement et un arrêt : pendant combien d’années voit-on se traîner des causes où sont intéressés l’honneur et la vie des familles ! L’affaire Corvin contre La Rounat dure un mois, M. le président Aubépin s’étant permis d’être malade quinze jours : après la seconde remise à huitaine, le public s’échauffe d’impatience, la presse commence à gronder, il faut que le président guérisse ou passe la main ; il pousse la bonne volonté jusqu’à guérir.

Ce n’est donc pas la négligence des cours ni des tribunaux qui nous serait suspecte en pareille matière ; ce n’est pas l’entrain qui leur manquerait, ni le soin, ni la bienveillance envers l’objet de leurs délibérations. « Quand j’ai ma toque, dit un juge d’opérette, je ne connais plus personne ; » quand ils ont leur toque, les vrais magistrats connaissent parfaitement les gens.de théâtre et les font passer avant le public ; ils s’occupent d’eux avec un plaisir manifeste, ils ont pour eux des coquetteries singulières. Sans doute les procès de cet ordre leur paraissent une récréation entre des causes plus ingrates, un régal qui rompt l’ordinaire de leur régime. D’ailleurs, les hommes graves par caractère ou par profession ne sont pas fâchés, lorsqu’ils se frottent par hasard à des gens qu’ils supposent frivoles, de montrer qu’ils ne sont pas des ours : ils s’improvisent fanfarons de frivolité.

Qu’est-ce donc qui ferait défaut à messieurs les conseillers et les juges pour discerner l’intérêt bien entendu d’un ouvrage ? C’est, en un mot, la compétence ; — et comment l’auraient-ils ? Comment connaîtraient-ils au jour le jour l’état de chaque théâtre et de sa troupe, le talent de ses acteurs et lesquels peuvent s’employer, le plus ou moins d’habileté de son directeur, la convenance du tout à cette comédie ou à ce drame, les dispositions du public et celles qu’il est près d’avoir ? Il faut pourtant connaître toutes ces menues conditions pour savoir s’il est plus avantageux à une pièce d’être autorisée sur telle scène, à telle époque, ou d’être interdite. Rarement il s’agira, en vérité, comme dans le cas de Gille et Gillotin, de prononcer s’il vaut mieux pour l’ouvrage être joué ou ne pas l’être. Là-dessus il n’y a guère de doute : l’ouvrage est né pour la lumière du théâtre ; il veut y paraître plutôt que d’être rejeté dans les ténèbres extérieures : Brid’oison suffirait à trancher ce débat. Mais, d’ordinaire, il s’agit de choisir entre telle scène et telle époque désignées, et telle autre scène et telle autre époque désignées ou non. Et le choix d’ordinaire est délicat : la preuve en est que l’un des auteurs, nécessairement, se trompe sur l’intérêt de l’œuvre, et de bonne foi sans doute : comment des magistrats ne seraient-il pas exposés à s’y tromper ?