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calculé que Boyer, piqué au vif, irait porter plainte auprès des ministres et demander justice. S’il ne l’obtenait pas, si quelque lettre d’exil ou quelque arrêt du parlement (auquel plus d’un livre de Voltaire avait déjà été dénoncé) ne venait pas venger l’autorité offensée, c’est que cette autorité elle-même avait quelque raison de ne pas s’émouvoir : c’est qu’injure, colère et disgrâce, tout n’était qu’un jeu concerté dont on prétendait, lui, Frédéric, le rendre dupe.

La pièce envoyée dans ce dessein était bien choisie, car elle contenait un trait qui, passant par-dessus la tête de l’évêque, devait atteindre plus haut que lui et était presque un acte de lèse-majesté.


Non, non (y était-il dit), pédant de Mirepoix,
Prêtre avare, esprit fanatique,
Qui prétends nous donner des lois,
Sur moi tu n’auras pas de droits.
Loin de ton ignorante clique,
Loin du plus stupide des rois,
Je vais oublier à la fois
La sottise de Mirepoix
Et la sottise académique.


Les choses se passèrent pourtant exactement comme Frédéric l’avait prévu, et cette indigne supercherie (que Frédéric qualifie lui-même d’une expression beaucoup plus vive) eut tout le succès qu’il s’était promis. Boyer, qui n’était prévenu de rien, laissa éclater son ressentiment, mais les ministres firent la sourde oreille à ses réclamations. Louis XV, ou ne fut pas averti de ce qui le touchait, ou s’en émut pas, et Maurepas conseilla au prélat le pardon des injures. Tout était clair alors : le prétendu proscrit n’était qu’un agent déguisé ; celui dont on voulait sonder les intentions était mis sur ses gardes ; on voulait se jouer de lui, ce fut lui qui s’apprêta à se bien divertir[1]


Voltaire à peine débarqué à Berlin, la plaisanterie commença. L’artifice de Frédéric, cette fois très innocent, surtout pour un homme mis en défense légitime, consista tout simplement à aller lui-même, avec une franchise apparente, au-devant des explications

  1. Frédéric au comte de Rottenbourg, 17 et 27 août 1743. (Correspondance générale de Frédéric, dans ses Œuvres complètes, t. XV, p. 523 à 525.) Si le lecteur est curieux de savoir comment Frédéric lui-même qualifie le procédé qu’il employa dans cette occasion, cette indication lui en donne le moyen. La décence ne me permet pas d’en dire davantage.