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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/522

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nouvelle, ne lui en garderait pas toujours rancune et ne lui rendrait pas à l’occasion la pareille. Le silence le plus affecté eût été moins énigmatique que ces idées sans suite noyées dans un flux de paroles.

Les mêmes scènes se renouvelèrent plusieurs jours de suite et se continuèrent même par écrit au moyen de petits papiers tracés au courant de la plume et échangés d’un appartement à l’autre quand le roi, retenu par ses occupations, n’avait pas le temps de sortir du sien. La seule chose peut-être qu’un observateur vraiment sagace aurait relevée dans ce rapide passage de pensées incohérentes, c’étaient des complimens un peu ironiques à l’adresse de Louis XV. Ces flatteries aigres-douces étaient sans doute destinées, si elles passaient sous les yeux du monarque français, à le piquer d’honneur en lui montrant qu’on mettait encore en question, en Europe, les résolutions viriles dont on lui témoignait, à Paris, une reconnaissance prématurée[1].

« Vous me dites tant de bien de la France (écrit par exemple Frédéric dans un de ces billets du matin) et de son roi, qu’il serait à souhaiter que tous les souverains eussent de pareils sujets et toutes les républiques de semblables citoyens… Cette nation est la plus charmante de l’Europe, et si elle n’est pas crainte, elle mérite qu’on l’aime. Un roi digne de la commander, qui gouverne sagement et qui s’acquiert l’estime de l’Europe entière, peut lui rendre son ancienne splendeur… C’est assurément un ouvrage digne d’un prince doué de tant de mérite que de rétablir ce que les autres ont gâté, et jamais souverain ne peut acquérir plus de gloire que lorsqu’il défend ses peuples contre des ennemis furieux et que, faisant changer la face des affaires, il trouve le moyen de réduire ses adversaires à lui demander la paix humblement. J’admirerai tout ce que fera ce grand homme, et personne de tous les souverains d’Europe ne sera moins jaloux que moi de ses succès. Mais je n’y pense pas de vous parler politique : c’est précisément présenter à sa maîtresse une coupe de médecine… Adieu, cher Voltaire. Veuille le ciel vous préserver des insomnies de la fièvre et des fâcheux[2] ! »

Au bout de quelques jours passés dans cet échange de communications stériles. Voltaire sentit pourtant la nécessité d’arriver à

  1. Voltaire à Amelot, 3 septembre 1743. (Correspondance générale.) — Les dépêches de Voltaire à Amelot, datées de Berlin, sont imprimées dans sa Correspondance générale, d’après les minutes qu’il avait sans doute conservées lui-même. Le texte définitif ne s’en trouve pas, ou n’a pu être mis à ma disposition au ministère des affaires étrangères.
  2. Frédéric à Voltaire, 7 septembre 1743. (Correspondance générale.)