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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/526

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que ce voyage de Baireuth, en retardant son retour à Paris, l’exposait, de la part d’une belle abandonnée, à de tendres reproches dont l’éclat pouvait être fâcheux. En conséquence, il demandait à ajouter lui-même à la dépêche annonçant son départ un post-scriptum qu’on y retrouve, en effet, tout entier écrit de sa main et qui est ainsi conçu : « Le roi de Prusse me donne l’ordre de le suivre à Baireuth. J’y vais, monseigneur, uniquement pour votre service. Je vous supplie d’engager M. le comte de Maurepas à le faire entendre à une personne qui se plaint trop d’une absence nécessaire. Sauvez-moi le ridicule en faveur de mon zèle[1]. » Je ne sais, en vérité, pourquoi Voltaire s’est plaint dans ses Mémoires de n’avoir rencontré chez Valori, pendant le cours de sa mission secrète, que méfiance et jalousie; ce simple détail tout intime, inséré dans une lettre officielle, montre que la confiance entre eux était complète et que l’ambassadeur même ne manquait pas de complaisance.

Au demeurant, si Voltaire, en se mettant en route, éprouvait encore quelque scrupule de se faire de fête là où il n’était pas précisément appelé, l’accueil qu’il reçut à Baireuth eut bien vite dissipé ce léger embarras. De la part de la margrave elle-même d’abord, il n’avait rien à craindre, car, depuis son premier voyage à Berlin, il avait dans cette princesse une admiratrice, une correspondante assidue, presque une amie. De toutes les sœurs du roi de Prusse Frédérique-Wilhelmine, margrave de Baireuth, était la plus spirituelle, la plus aimable, la plus chère aussi à son illustre frère. Associée à tous ses malheurs, pendant leur jeunesse commune, confidente de toutes ses peines, dévouée, depuis qu’il était roi, à tous les intérêts de sa gloire, elle partageait même de loin toutes ses préoccupations et tous ses goûts. Dans la petite ville obscure qui servait de capitale à son mince état et qui était pour elle un lieu d’exil, elle vivait consacrée au culte des lettres, de la philosophie et des arts. Elle avait même élevé aux Muses (pour parler le langage du temps) un véritable temple dont elle a fait la description dans les piquans Mémoires qu’elle nous a laissés. C’était un château d’un seul étage, bâti à quelque distance de la ville, dans un site agréable et solitaire. De vastes salles dont les parois étaient revêtues de marbres rares et de boiseries du Japon conduisaient à une salle de spectacle et de concert dont toutes les frises étaient surmontées des plus belles peintures. A la suite venait un petit cabinet décoré de laque brune, ouvrant par une seule fenêtre sur le jardin. C’était la retraite où Wilhelmine se réfugiait pour se livrer, loin des importuns, à ses études favorites. Combien de fois et avec

  1. Valori à Amelot, 7 et 10 septembre 1743 (Correspondance de Prusse. Ministère des affaires étrangères.)