Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/597

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et qu’imposent les lois de l’hygiène. Est-ce sur l’emplacement aujourd’hui occupé que l’on pourra bâtir? Non, certes; on est enclavé par des propriétés dont le prix est trop élevé pour ne pas faire reculer une œuvre qui trouve ses plus sûres ressources dans les offrandes versées par des mains charitables. On ne veut pas quitter Auteuil, on ne veut pas s’éloigner du lieu de naissance, je le comprends; mais ce XVIe arrondissement, nouvellement annexé à Paris, dont les fortifications l’avaient englobé, possède de vastes terrains, de vieux jardins où des constructions pourraient s’étaler sans gêne. J’en parle à mon aise : il est plus facile de faire des projets que de les réaliser et je ne devrais pas oublier que le loyer de la maison, qui est de 8,500 francs, est une très lourde charge pour l’œuvre, qui tend la main et quête au profit des pauvres femmes qu’elle accueille.

C’est surtout lorsque l’on pénètre dans les ateliers qu’on est frappé de la dimension dérisoire de ces pièces rabougries où les plafonds sont trop bas, les murs trop rapprochés, où les carreaux du dallage se soulèvent d’eux-mêmes, où les portes ferment mal, où tout est vieux et ressemble aux chambrettes d’un « vide-bouteille « abandonné. Là où il faudrait de la place pour installer des tables et donner toute liberté aux mouvemens, les ouvrières sont forcées de coudre « les coudes au corps, » faute d’espace. Dans chaque ouvroir il y a 30 ou 40 femmes qui travaillent sous la surveillance d’une religieuse, silencieusement, maniant l’aiguille avec rapidité et faisant de la lingerie commandée par un entrepreneur. Les ateliers communiquent entre eux par des portes étroites; tout le monde a les yeux baissés sur l’ouvrage ; je regarde et à bien des mains je reconnais la bague de cuivre qui est l’alliance simulée. Quelques-unes de ces femmes sont jeunes ; peu sont jolies ; il y a en effet je ne sais quoi de flétri et de fané qui ne reverdira plus. Elles ont traversé trop d’angoisses, elles sont marquées avant l’âge et ce n’est pas le temps seul qui les a ridées. Je suis frappé de ce fait que presque toutes les chevelures sont ternes, comme si la sève, prématurément tarie, ne les alimentait plus. Bien des mains sont rugueuses, avec des ongles écaillés et une certaine rigidité dans les doigts : on voit qu’avant de tirer la sonnette de la maison hospitalière, elles n’ont reculé devant aucune besogne, qu’elles ont foui la terre, gâché le mortier et bottelé la paille. La plupart sont d’attitude humble; la vie a trop pesé sur leurs épaules, elles en restent courbées; deux ou trois ont gardé quelque impudence dans le regard et un sourire narquois qui semble l’expression d’un souvenir que la vie régulière et laborieuse achèvera d’effacer. Toutes ne sont pas arrivées ici en passant par la grand’route, et plus d’une a pris le chemin de traverse, le chemin mal tracé, peu éclairé, coupé de fossés où l’on tombe et