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Considérons un instant cette singulière éducation d’Angelica, qui nous donnera la clé de plus d’une personnalité formée à la même école. Elle a été, dès ses premiers jours, emmaillotée pour ainsi dire de dentelle et d’hermine; ses deux nourrices, une robuste paysanne du Jura, et l’incomparable bonne anglaise, ont été remplacées par la gouvernante française de rigueur; puis, après un bref séjour dans un séminaire féminin de son pays, elle a été dirigée sur l’Europe. Paris recèle, paraît-il, pour ce genre d’étrangères, des pensions toutes spéciales que ne connaissent guère les Parisiennes; ces demoiselles montent au bois des chevaux qui leur appartiennent, sont conduites l’été aux bains de mer, apprennent surtout à causer, à se tenir, — les jolis petits ouvrages et les bonnes manières. De Paris, Angelica s’est transportée dans certaine institution de Suisse qui réunit un nombre imposant de filles nobles appartenant aux nationalités les plus diverses; puis elle est allée en Allemagne étudier la langue; à Florence, ensuite, acquérir ce qu’il faut d’italien pour le chant. Munie d’une dose convenable de science et d’arts d’agrément, elle a voyagé avec sa mère; c’est à Pau que se sont arrangées ses fiançailles. Elle a été présentée dans plusieurs cours étrangères, elle a échangé des visites avec les gens titrés. Bref, une beauté de premier ordre, altière, peu aimable, prompte à la riposte, et dont les hommes ont peur quand ils n’en sont pas amoureux fous, est rentrée à New-York pour y donner le ton. Ses toilettes lui sont envoyées de Paris ; elle en fait exécuter d’autres sous ses yeux, en commandant aux fabriques des étoffes inédites dont elle prescrit la couleur et les dessins. Sa prétention justifiée est d’être inimitable. Elle brûlerait une robe ou un chapeau que d’autres auraient essayé de copier. Avec cela hautaine et dédaigneuse, exprimant, de l’air le plus sérieux, son désir qu’une loi somptuaire règle le costume des classes inférieures et impose, sous des peines sévères, la blouse et le bonnet aux petites gens qui sont créés pour cela. Prodigue et avare à la fois, pénétrée plus que personne de la valeur de l’argent, capable, pour ne pas changer un billet de banque, d’emprunter à sa cousine pauvre des sommes qu’elle oublie de lui rendre, en songeant : « C’est autant de gagné, puisque tout cela sort de la bourse de mon père. » Telle est Angelica, ce produit achevé de l’éducation cosmopolite. Son parti est pris de s’élever aussi haut que possible dans la hiérarchie sociale par un mariage de raison avec Sprowle, mais en même temps elle tolère que le beau Kingbolt de Kingboltsville, propriétaire des forges d’Eureka, lui fasse une cour très vive qui l’amuse et la flatte. Glaciale hors de son cercle, Angelica permet beaucoup de choses à ses familiers dans l’intimité, Elle en permet tant, que