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perdu. Mais le mouvement était superficiel et formel, produit par des sentimens et des intérêts politiques plutôt que par de sincères convictions. Tel il se montre dans le poème du Tasse. C’est l’œuvre d’un homme qui n’était pas un penseur original et ne jetait pas un libre regard sur les problèmes de la vie. Il fut un érudit, non un philosophe ; son « monde religieux » a des lignes, des limites fixes et déjà trouvées, non tracées par son propre entendement. Sa critique et sa philosophie sont choses apprises, bien entendues, bien exposées, exprimées avec une dialectique et une terminologie personnelles ; on n’y trouve rien qui soit scruté jusqu’à la base, rien où l’homme ait consumé une partie de son cerveau. Il ignorait Copernic et demeurait étranger à tout ce grand mouvement d’idées qui renouvelait alors la face de l’Europe et qui berçait les plus nobles esprits d’Italie en de périlleuses méditations. Devant son esprit se dressaient certaines colonnes d’Hercule qui lui barraient le passage et quand involontairement il portait son regard au-delà, il s’arrêtait comme atterré et se confessait au }>ère inquisiteur, comme s’il eût goûté du fruit défendu. Sa religion est un fait « extérieur à son esprit, » un assemblage de doctrines à croire et à ne point examiner. Sa culture littéraire et philosophique est indépendante de toute influence religieuse. Sa conduite montre une loyauté, une fierté de gentilhomme rappelant des types chevaleresques bien plutôt qu’évangéliques. Sa vie offre une poésie victime de la réalité, vie idéale dans l’amour, dans la religion, dans la science, dans l’action : « un long martyre couronné d’une mort précoce. » Il fut une des plus nobles incarnations du génie italien, une haute matière de poésie attendant celui qui la tirera du marbre où Goethe l’a enfermée et qui refera de la statue un homme vivant.

Qu’est-ce donc que la religion dans la Jérusalem ? Une religion italienne : dogmatique, historique et formelle; il y a la lettre, il n’y a pas l’esprit. Ses chrétiens croient, se confessent, prient, font des processions : ceci est le vernis; où est le fond? C’est un monde chevaleresque, fantastique, romanesque et voluptueux « qui va à la messe et fait le signe de la croix. » La religion est l’accessoire de la vie, ce n’en est pas le fond, comme chez Milton ou Klopstock. Ici l’idéal, comme depuis Boccace, flotte encore entre le fantastique et l’idyllique; il ne s’y ajoute qu’une apparence de sérieux, de réalité et de religion. — Le type du héros chrétien est Godefroi, caractère abstrait, rigide, extérieur et tout d’une pièce. Ce qu’il y a chez lui de plus intime est un songe, imitation païenne, réminiscence du songe de Scipion. Tout l’intérêt poétique est accaparé par Armide. La raison, plus païenne que chrétienne, montre qu’elle a fréquenté Sénèque et Virgile beaucoup plus que les auteurs sacrés. La morale vise moins au paradis qu’à la gloire. La raison parle et