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l’urne. La vérité, malheureusement, aussi différente de l’erreur que la couleur blanche l’est de la noire, ne s’en distingue pas si facilement.

Supposons, en second lieu, deux urnes en présence. On ignore la proportion des boules noires ou blanches, et, à chaque tirage, on fait connaître, non la couleur des boules, mais leur accord seulement ou leur désaccord. On ne pourra par de telles épreuves, si souvent qu’elles soient répétées, déterminer la composition des urnes, mais seulement renfermer le doute dans des limites plus ou moins étroites.

En consultant trois urnes au lieu de deux, le problème se résout exactement. Si, tirant une boule de chacune, on sait quelles urnes s’accordent à donner même couleur, l’épreuve, suffisamment répétée, fera connaître, avec telle probabilité qu’on voudra, la composition des trois urnes, sans distinguer toutefois les cas où les noires seraient changées en blanches, et réciproquement.

Poisson substitue aux trois urnes les trois juges d’un même tribunal. Si Pierre, Paul et Jacques prononcent sur un grand nombre d’affaires, on pourra, sans savoir si leurs décisions sont justes ou injustes, connaître leurs différences d’opinion. La formule qui révèle les boules blanches des urnes s’appliquera aux chances de bien juger, en repoussant toutefois, pour chaque magistrat, la probabilité de se tromper plus d’une fois sur deux. Mieux vaudrait sans cela, après avoir VII, lu, relu, paperasse et feuilleté les pièces du procès, jouer, comme faisait Bridoye, la sentence à trois dés.

Les deux problèmes assimilés par Poisson sont, en réalité, très différens. Si Pierre et Paul s’accordent souvent contre Jacques, il peut se faire qu’ils aient, sur certains cas douteux, une opinion pareille et, qu’en la repoussant, Jacques comprenne mieux la loi. Peut-être Pierre et Paul montrent-ils pour certains plaideurs une même indulgence, pour d’autres une égale rigueur. Pour être plus éclairé, plus droit, plus impartial, Jacques alors serait diffamé par la formule. Si Paul, quand un de ses collègues a opiné le premier, n’a pas la hardiesse de le contredire, la formule y verra une preuve de son mérite. Est-elle digne de confiance? Sans s’arrêter à des difficultés aussi visibles, Poisson n’a pas craint d’assigner, pour un juré pris au hasard, la probabilité de décider juste. D’après l’ensemble des documens interprétés par ses calculs, chaque juré, en France, se trompe une fois sur trois. C’est beaucoup : Condorcet n’en demanderait pas davantage. Quelques centaines de ces jurés sans lumières lui suffiraient pour promettre, au nom de la science, aux accusés innocens, toute la sécurité d’un joyeux touriste qui, par un temps serein, s’embarque sur une mer sans écueils,