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fois associer un génie exceptionnel avec un parfait Teuton. Richard Wagner est mort, et son œuvre débarrassée de sa personnalité irritante, s’impose désormais toute seule à l’attention. Le temps, ce souverain justicier des choses, ramènera ses prétentions démesurées à leur juste valeur; et le moment n’est pas éloigné où l’on jugera de sang-froid, sine ira et studio, et ses dernières créations et sa tentative de réforme théâtrale. Tel n’est pas cependant notre dessein. Laissant de côté le poète, le penseur, le dramaturge et l’impresario d’un théâtre personnel, — car il y avait de tout cela dans cet homme étrange, plein de petitesses morales et de grandeurs intellectuelles, — nous nous bornerons à caractériser d’un crayon rapide le symphoniste que les concerts du dimanche nous ont fait connaître.

L’ouverture dramatique créée par Gluck fut portée par Beethoven à son plein développement. Cette forme de la symphonie servant d’introduction à un drame ou à un opéra marque à vrai dire le premier pas vers le poème symphonique, devenu un des genres favoris de notre époque. Car si, d’une part, l’ouverture dramatique sert d’introduction au drame, de l’autre elle se soutient, elle s’explique par elle-même et peut s’exécuter séparément sans rien perdre de sa force persuasive. On ne sera jamais plus clair, plus poignant, plus grandiose que Beethoven l’a été dans la splendide et incomparable ouverture de Léonore, voire dans celle d’Egmont et de Coriolan. Sous ce rapport, Wagner n’a fait que marcher à la file de ses prédécesseurs, mais il a imprimé à ses ouvertures comme à ses morceaux d’ensemble la couleur particulière de son esprit. Comme dans Berlioz, on trouve chez lui l’extrême intensité du coloris instrumental, l’énergie stridente de l’expression plastique et pittoresque. Ce qui nous frappe ensuite comme un trait original et tout à fait personnel, c’est, d’une part, un sensualisme violent, effréné; de l’autre, un mysticisme transcendant qui s’élève à des hauteurs incommensurables. Autre particularité : tandis qu’il déchaîne des élémens furieux dans son orchestre, on sent toujours une pensée maîtresse planer sur l’ensemble. Après avoir lâché les passions, il les terrasse ou les magnétise en dompteur habile, en maître magicien. Dramatiste expert dans le savant crescendo de ses effets, il ne perd jamais de vue son but, et lancé dans les tempêtes, il vire toujours au phare de l’idée. Chez Beethoven, l’unité résulte de la plénitude et de la continuité de l’enthousiasme ; elle est le mode naturel de cette âme passionnée, mais divinement harmonieuse. En Wagner, elle provient de la domination hautaine de l’intellect sur des passions sauvages. Quelques exemples rendront ces observations plus sensibles.