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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/818

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l’église, nous fait toucher du doigt l’art qu’a mis le compositeur à préparer cette victoire un peu moins difficile que celle de saint Antoine, mais cependant très remarquable. « Le motif saint, dit l’abbé Liszt, ne se dresse point comme un rude maître, imposant durement silence aux licencieux chuchotemens qui grouillent en cet autre de joies terribles. Il ne reste point sombre et isolé en leur présence. Il arrive limpide et doux, pour s’emparer de toutes les cordes dont la résonnance est une si charmante amorce ; il les saisit une à une, quoiqu’elles se disputent à lui avec un acharnement désespéré. Mais toujours calme et placide, il étend son domaine malgré ces résistances, en transformant, en s’assimilant les élémens contraires. Les masses des tons ardens se détachent en débris, qui forment des discordances toujours plus pénibles, jusqu’à ce qu’elles deviennent répulsion comme des parfums en décomposition, et que nous les voyions avec bonheur se fondre dans l’auguste magnificence du cantique, qui emporte toute notre âme, tout notre être dans un océan de gloire. »

On ne saurait mieux peindre l’ouverture typique de Richard Wagner, qui met aux prises les deux forces de cette étrange nature. L’élément spirituel apparaît seul dans le prélude de Lohengrin. Les premières mesures des violens, qui chantent pianissimo le thème du Saint-Graal dans les notes suraiguës de leur registre, nous enlèvent aux plus hautes régions du mysticisme. La suave mélodie s’étend comme la nappe dormante, azurée d’un éther sans bornes, et l’âme débarrassée de tout poids terrestre y flotte dans une chaste et intense félicité. C’est, au physique, le genre d’ivresse qui nous prend sur les hautes cimes des Alpes; c’est au moral ce que les ascètes racontent de l’état extatique, où le moi expire : un sentiment de solitude immense et d’amour infini. Mais à mesure que cette mélodie d’une fluidité merveilleuse descend d’octave en octave, et passe en élargissant ses ondes des instrumens à cordes aux instrumens à vent, il nous semble que l’âme descend avec elle de ses hauteurs vertigineuses vers les régions terrestres dans une atmosphère toujours plus brûlante. Lorsque enfin les cuivres font retentir la mélodie avec un éclat fulgurant, n’est-ce pas une âme sublime qui se révèle et se communique dans son amour surhumain comme par une irradiation de tendresse et de flamme? — Mais l’apparition ne peut durer qu’un instant; elle se voile aussitôt et remonte avec un doux sourire, avec un adieu d’une indicible tristesse dans l’éther inaccessible d’où elle est venue et où elle retourne à jamais. Le rêve se termine comme il a commencé, dans l’azur, dans l’infini. Ce qu’il y a d’extraordinaire dans ce prélude, c’est qu’en développant le sens visionnaire, il nous identifie