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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/877

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qui abrite ses cheveux de lin et assombrit encore ses yeux noirs, un revolver au côté, des rangées de cartouches en bandoulière, tandis que son éléphant avance en écrasant avec fracas les fougères, les roseaux, les épaisses broussailles jusqu’au cœur de la jungle! On n’a pas mis en branle moins de trente-sept éléphans pour l’ouverture; les connaisseurs préfèrent une expédition moins considérable, de douze éléphans, par exemple, servant de rabatteurs et de trois howdahs (palanquins).

L’idée fixe des indigènes, aussitôt qu’un tigre est tué, est de lui couper les oreilles, dont ils font un jâdu, un charme contre la mort subite, les mauvais esprits et la maladie. Miss Westonhaugh ne tarde pas à remarquer que tous les corps rapportés au camp sont mutilés et elle exprime étourdiment le désir d’avoir elle aussi le précieux talisman. Dès le lendemain, elle reçoit dans une boîte d’argent deux oreilles coupées par Isaacs à un « mangeur d’hommes » de dix pieds de long, qu’il est allé tuer à minuit, en compagnie d’un indigène, dans la jungle où il y autant à craindre des cobras que des tigres. Catherine acceptera ces dépouilles opimes avec des sentimens faciles à concevoir, mais elle renverra la boîte, aucune considération ne pouvant décider une fille anglaise à recevoir des mains d’un homme rien qui ressemble à un bijou; seulement, au fond du petit coffret, Isaacs, d’abord décontenancé, trouvera quelque chose de plus précieux que le présent qui a failli lui coûter la vie, une mèche de ces beaux cheveux d’or pâle qu’il adore.

La chasse continue avec tous les dramatiques épisodes où chacun joue son rôle, mais le roman qui rapproche de plus en plus ce « lis d’un vallon d’Angleterre » et « cette rose sombre du Gulistan de Perse » nous intéresse davantage. Un soir mémorable vient où Kildare et Griggs errant bras dessus bras dessous, le cigare à la bouche, au clair de la lune, après souper, aperçoivent entre les arbres écartés d’un petit bois deux figures qui fixent l’attention du premier de la façon la plus désagréable. Un homme et une femme sont immobiles sous le rayon de la lune qui vernit le feuillage des manguiers et projette aux alentours une clarté verte étrange. Il a un bras autour d’elle et la haute taille élancée de la jeune fille se ploie vers lui comme une branche de saule, tandis que sa tête blonde repose sur son épaule. Un frémissement involontaire de Kildare avertit Griggs que son compagnon a vu aussi bien que lui-même. Par un commun instinct, ils tournent les talons. Griggs a évité de regarder l’Irlandais, et celui-ci parle avec volubilité de tigres et de clair de lune, faisant des deux sujets un mélange assez incohérent auquel l’Américain trouve cependant moyen de répondre avec le même entrain, de sorte que tous les deux font bonne contenance.