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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/882

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compreniez que tout cela est sur une échelle gigantesque, que les haies apparentes sont formées de rhododendrons dans toute leur hauteur, que les rivières sont des fleuves et les banquettes des chaînes de montagnes ; pour franchir à la chasse de pareils obstacles, il faudrait que votre cheval eût deux cents pieds de haut. Cette colline en a cinq ou six mille. Souvenez-vous qu’à Simla, vous étiez à trois mille pieds au-dessus du niveau du Righi. Ceux qui connaissent les Montagnes-Rocheuses se rendent compte du manque de noblesse de leur silhouette colossale. Vous ne les trouvez belles qu’en atteignant certains points favorisés où quelque contraste imprévu met en relief d’une façon saisissante la distance prodigieuse qui sépare les sommets les moins hauts des plus élevés. De même dans l’Himalaya. Vous voyagerez des journées entières par la forêt et la montagne sans aucun sentiment particulier d’admiration jusqu’à ce que tout à coup votre sentier aboutisse au bord d’un précipice insondable, d’un abîme dont l’aspect réduit aux proportions de la plus parfaite insignifiance tous vos souvenirs du Mont-Blanc, de la Jungfrau ou de la Bernina, Ce gouffre, qui vous sépare de la montagne lointaine, fait l’effet d’une brèche formée par les dents d’un dieu vorace qui a mordu au flanc même du monde. Là-bas se dressent des pyramides de neige qui vous inspirent une pitié méprisante pour les glaciers suisses. La vallée sans fond qui se déroule à vos pieds est noire et bouillonnante de brumes, tandis qu’au-dessus les pics qui s’élancent orgueilleux vers le soleil arrêtent ses rayons au passage, comme feraient de majestueux étendards blancs. Un large bouclier d’or plane en décrivant des cercles immenses et précis ; il reflète et renvoie la lumière à travers toutes les teintes de l’or bruni. C’est l’aigle d’or de l’Himalaya, suspendu entre le ciel et la terre, tel qu’une nappe de métal aux vives étincelles, parfois immobile et flamboyant dans cette immobilité comme jadis le soleil et la lune dans la vallée d’Ajalon; il défie le regard d’affronter son éclat. Tout ce tableau est fait pour des titans; vous restez devant lui écrasé par le sentiment de votre faiblesse. Jamais encore votre œil n’avait embrassé un pareil morceau du globe.

« Ce fut dans un lieu tel que celui-ci, raconte Griggs, que je mis pied à terre, au terme de mon voyage... J’avais déjà visité d’autres parties des bas Himalayas; j’avais depuis longtemps surmonté le malaise qui se dégage de cette terrifiante grandeur; j’osais contempler ce panorama si disproportionné avec notre nature humaine et même analyser jusqu’à un certain point ce que j’éprouvais. Mais ma rêverie fut troublée assez vite par une voix bien connue dont le salut de bienvenue sonnait comme l’appel d’une trompette répété par l’écho. Isaacs accourait vers moi en bondissant au bord du précipice.