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assuré sa fuite, l’orgueil céda, la reconnaissance fut la plus forte. De grosses larmes roulèrent sur ses joues tannées ; son visage s’abîma entre ses mains, qui tremblèrent violemment, puis le calme extérieur qui lui était habituel revint :

— Allah te récompense, frère ! dit-il ; je n’espère pas en être capable.

— Je n’ai rien fait, dit Isaacs. C’est Allah, dont le nom est grand et tout-puissant, qui te délivre. Il ne permettra pas que les croyans soient la proie des chacals et des bêtes immondes. Mashallah ! il n’y a d’autre Dieu que Dieu.

Ram Lal et Shere Ali partirent, nous laissant causer des événemens de la nuit.

Je déclarais que, vu la puissance de Ram Lal, tout aurait pu se passer beaucoup plus simplement.

— Et moi je ne le crois pas, répondit Isaacs. Tandis que vous me débarrassiez de ce brigand, qui m’eût assommé sans peine, Shere Ali et moi, nous venions à bout des sowars, accourus au signal de leur capitaine. L’émir assure en avoir étranglé un de ses mains, et le petit couteau que voici semble s’être assez bien comporté.

Il me montra la dague turque tachée de sang plus haut que la garde. J’insistai pourtant :

— Si Ram Lal est capable de commander aux élémens jusqu’à évoquer un brouillard, ne pouvait-il de même charger la foudre d’exterminer tous ces bandits ?

— Il y aurait bien des réponses à vous opposer, répliqua Isaacs, mais d’abord savez-vous si Ram Lal pouvait faire plus que de découvrir le signal convenu et d’amener le brouillard ? Il ne prétend à aucun pouvoir surnaturel, il affirme seulement comprendre les lois de la nature mieux que vous. Qu’est-ce qui nous prouve seulement que ce brouillard soit son œuvre ? Votre imagination, surexcitée par les circonstances, par cette lutte surtout avec le capitaine, qui vous envoyait le sang à la tête, vous a fait croire que vous voyiez la figure de Ram Lal grandie au-delà des proportions humaines. Sans brouillard nous nous serions probablement tirés d’affaire tout de même. Ces gens-là, leur chef une fois à terre, ne se seraient point battus…

C’est ainsi que Mérimée, en nous racontant l’histoire de la Vénus d’Ille, ou celle de Lokis, assaisonne d’une pointe de scepticisme le récit fantastique, si bien qu’il laisse son lecteur incrédule, comme lui, et cependant ému, révoquant le phénomène en doute, sans se contenter de ce qui l’expliquerait à la rigueur, ne sachant en somme que penser. Le but que se propose l’artiste est atteint.

Les doutes d’Isaacs font de lui un personnage bien humain, bien