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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/938

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suffisent à confirmer l’exactitude de cette analyse. Il faut voir, dans les petits récits intitulés : le Fils du régiment, le Conscrit, la Sentinelle, comment un certain officier, dans lequel on n’a pas de peine à reconnaître l’auteur, est bon et obligeant pour les soldats, comment il écoute leurs confidences, s’intéresse à leurs ennuis, les aide de ses conseils, les encourage de sa sympathie. Au pauvre conscrit, ridicule dans son uniforme qu’il ne sait point encore porter, il apprend à nouer la cravate d’ordonnance, à arranger les plis de la capote; il le met à l’abri des railleries des camarades, il s’efforce de le familiariser doucement avec les exigences de la vie militaire. — Ou bien il s’en va trouver la sentinelle qui grelotte en montant sa garde, il s’applique à lui abréger les longues heures de nuit et de solitude où toutes les tristesses du service s’accumulent dans le cœur. Tout cela est honnête et délicat. Mais rarement M. de Amicis s’élève à une conception plus vaste, à un sentiment plus haut : il reste un officier bon au soldat, la vie militaire lui sert à exercer les qualités de son cœur toujours affectueux, mais n’élargit pas sa pensée; il la pratique en homme consciencieux, — il ne la domine pas, il n’en fait pas jaillir des aperçus nouveaux sur la condition des hommes, comme sut le faire, par exemple, Alfred de Vigny. Pourtant, dans sa nouvelle intitulée : Fortezza (Bravoure), il a raconté avec puissance l’héroïsme d’un soldat qui, porteur d’un ordre écrit, et pris par les brigands, supporte silencieusement, en gardant l’ordre dans sa bouche, les épouvantables tortures auxquelles il est soumis. Ce récit, seul peut-être dans l’œuvre de M. de Amicis, est d’une lecture douloureuse ; on dirait que l’énergie du héros a agi sur le conteur : ses couleurs, d’habitude un peu molles, prennent une vivacité extraordinaire, sa douceur se transforme en vigoureuse fermeté, son imagination devient plus virile, et sa nouvelle laisse dans la mémoire du lecteur une trace plus profonde, une impression inattendue de vaillance morale et de courage humain.

Un tel écrivain n’a guère le choix de ses procédés littéraires : il est condamné à une abondance de style qui peut facilement devenir fastidieuse. M. de Amicis évite le plus souvent cet écueil, grâce à son enjouement et à sa souplesse, grâce aussi à un tact qui l’abandonne rarement. On pourrait demander à ses voyages plus d’ampleur dans les vues, il serait injuste de méconnaître le goût qui préside au choix des détails, le charme de beaucoup de descriptions. M. de Amicis n’est point un philosophe, tant s’en faut : toute sa nature répugne au trop grand effort intellectuel; il est un dilettante aimable, qui se promène à travers le monde en curieux, avec le parti-pris de le trouver très bon, et qui, toujours content, fait quelquefois partager sa satisfaction à ses lecteurs. Artiste réfléchi, il connaît ses facultés, il évite autant que possible de leur demander ce qu’elles ne peuvent rendre. Il sait, par exemple, que dans un vaste ensemble il aperçoit un fourmillement