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se décomposent pour lui ; il consigne soigneusement les moindres gestes de ses personnages, et ces gestes même, il cherche à les démonter, à en montrer le mécanisme. Un soldat reçoit une lettre de sa mère : il la décachette à la lueur d’une lanterne, « de ses deux mains tremblantes, sous deux yeux dilatés où brillant deux belles larmes. Il lit la lettre très vite, en accompagnant d’un mouvement de tête le mouvement des yeux et en murmurant des mots sans suite. L’ayant lue, il la serre dans ses mains, laisse tomber ses bras en levant les yeux vers le ciel, et les deux grosses larmes, après avoir tremblé incertaines sur ses paupières, s’échappent, roulent intactes le long de ses joues et viennent tomber toutes chaudes sur ses mains. » Les conversations sont quelquefois construites d’une façon analogue, — interminables et surtout oiseuses. Au début d’un des récits militaires (Quel Giorno) une dame demande à un officier de lui raconter quelques-unes de ses impressions pendant la guerre. L’officier répond : « Comme cela, tout de suite, sans préparation? Donnez-moi au moins le temps de rassembler mes souvenirs, sinon je vous ferai un papotage sans queue ni tête. — Non, monsieur, ne préparez rien; je ne veux pas une dissertation philosophique, et encore moins une page d’histoire militaire. Dites-moi, comme cela vous viendra, tout ce que vous avez vu. — Vous le voulez absolument? — Je le veux. — Alors, je parlerai; mais... » Vous pouvez penser si des récits commencés sur ce ton marchent vite !

Ce sont là, si l’on veut, des défauts. Mais ces défauts, qu’il ne faudrait pas confondre avec les maladresses et les imperfections de forme d’un écrivain inhabile, tiennent à la nature même du talent de M. de Amicis et ont la même source que ses qualités, dont ils sont inséparables. Ils rendent tel ou tel morceau fatigant à lire, mais ils ne nuisent pas trop à l’effet d’ensemble d’une œuvre déjà assez considérable. On est forcé de les mettre en lumière, puisqu’ils servent à éclairer le tempérament de l’auteur; on ne pourrait raisonnablement s’attendre à les voir s’atténuer dans la suite. M. de Amicis est encore jeune et produira sans doute encore beaucoup; mais il n’est pas probable que ses livres futurs modifieront sensiblement l’opinion qu’on a pu se former de lui jusqu’à ce jour. Si même il tombe de temps en temps, comme cela lui est arrivé avec ses Amis, dans de fâcheuses exagérations d’analyse, il restera pourtant, on peut l’affirmer, un écrivain aimable et agréable, qu’un public nombreux suivra toujours avec plaisir. Son domaine n’est pas et ne sera probablement jamais des plus vastes; mais il y cultive plus d’une fleur délicate, il y crée des sites qui, pour être artificiels, n’en ont pas moins leur charme. Cela ne suffit-il pas à marquer sa place parmi les contemporains?


EDOUARD ROD.