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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/947

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Comme la vie continue le mouvement, « le génie continue la vie, » ou, si peut-être l’expression ne paraissait pas assez claire, le génie continue la vie, « comme la raison continue la lumière. » En présence du génie, nous crions au miracle; « c’est trop nous humilier nous-mêmes; » et nous avons tous du génie. Ce n’est pas seulement de la prose, comme ce bon M. Jourdain, ou même de la philosophie, comme l’excellent M. Vanderk, c’est de la poésie que nous faisons sans le savoir. Avec les sensations que l’extérieur nous apporte, nous nous composons chacun notre univers, un univers conforme à nos besoins; et avec les idées que les sensations éveillent dans les profondeurs de l’esprit, nous constituons notre moi, un moi conforme à nos aspirations. La vie de l’intelligence, comme celle du corps, est une création continuelle. Ainsi, nous commençons par créer le monde, et quand nous avons créé le monde, nous ne nous reposons pas, nous nous créons nous-mêmes. Un dieu caché réside en nous, et ce dieu, c’est notre génie. Génie pour génie, entre le génie de l’artiste ou du poète et le génie du plus humble ou du plus ignorant d’entre nous, il n’y a donc, en fin de compte, qu’une différence de degré, mais nullement de nature; nous avons tous du génie, seulement quelques-uns en ont plus que les autres; et « le grand homme n’est qu’un homme grandi dans toutes ses puissances. » Ce n’est pas ici le lieu de débrouiller l’ingénieux artifice de cette métaphysique ; passons donc outre à l’équivoque sur laquelle tout le raisonnement repose; et, sans autre chicane, retenons la conclusion.

Mais si le grand musicien, si le grand peintre, si le grand poète sont des hommes grandis dans toutes leurs puissances, comment alors se fait-il qu’ils ne soient l’un que poète, l’autre que peintre, et le troisième que musicien? N’eût-il dépendu que d’un caprice de Rossini d’être aussi bien Lamartine et que d’une fantaisie de Victor Hugo d’être Eugène Delacroix? Beethoven, pour être Weber, n’eût-il eu qu’à le vouloir, et Weber qu’à l’essayer pour devenir Beethoven? Le génie ne serait donc en ce sens qu’une capacité générale, vague, indéterminée, dont l’application dépendrait de la circonstance, du hasard, de la fortune? Et sa définition dernière deviendrait la négation même de tous les cas particuliers dont on l’aurait composée? Car, enfin, quand au lieu de planer dans les nuages on redescend sur la terre, quelque cas particulier que l’on analyse et quelque grand homme que l’on étudie, c’est dans une aptitude originelle de son œil ou de son oreille que l’on trouve la seule explication possible de son choix ou de sa vocation. Et, réciproquement, dans quelque art que ce soit, sculpture ou musique, peintre ou poésie, manquer de génie, c’est manquer d’abord et avant tout de cette aptitude spéciale de l’oreille ou de l’œil. On nous disait tout à l’heure que le génie consistait dans le développement d’une « puissance » quelconque de l’esprit au détriment des autres, et, pour