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de leur temps ou de leur coterie, et s’ils n’ont pas eu ce bonheur de donner leur note originale, manquant ainsi de ce que l’on appelle proprement personnalité, manquent aussi de ce je ne sais quoi qui attire, qui fixe, et qui récompense l’attention. Nous ne nous donnons pas au mérite, mais uniquement à l’originalité. Ce qui fait tout le prix de l’observation morale, c’est justement qu’il n’y a pas de science de l’individu, et de même, ce qui fait tout le prix de la critique, c’est que s’il y a des lois du talent, elles sont bien vagues, et c’est qu’il n’y a pas de théorie du génie.

Tout homme de génie, selon le terme scolastique, est un genre à lui seul, et toute œuvre de génie doit être, par conséquent, abordée comme un monde nouveau. La connaissance de ses antécédens importe quelquefois et quelquefois elle n’importe pas. il peut y avoir quelquefois intérêt à la replacer dans le milieu où elle est apparue et quelquefois il peut n’y en avoir aucun ou même y avoir du danger. La biographie de l’homme peut quelquefois servir d’illustration, de commentaire, d’explication à l’œuvre et quelquefois elle y peut n’apporter qu’un élément de trouble, de confusion, d’inintelligibilité. En d’autres termes encore, à la façon du portraitiste, qui varie son faire avec son modèle ou même se laisse dicter par lui ses formules d’exécution, ainsi la critique doit varier ses procédés avec son sujet, et se laisser imposer par lui sa façon même de le traiter. Mais les méthodes nouvelles visent toutes à remplacer la peinture par la photographie. Quelque modèle qui pose devant elles, elles l’appliquent sur le même fond banal, dans la même banale attitude, braquent sur lui le même objectif, opèrent sur la plaque avec les mêmes réactifs et finalement en tirent ces innombrables épreuves où les yeux, où le nez, où la bouche sont à leur place, et qui pourtant ne ressemblent pas. C’est qu’en effet la ressemblance ne gît pas dans les traits du visage, mais elle est tout entière, si je puis ainsi dire, dans l’intelligence que le peintre a de son modèle, et cette intelligence dépend essentiellement, ou plutôt uniquement de son aptitude à découvrir le particulier dans l’universel, le personnel dans le général, et l’individu dans l’homme. La critique est de la peinture et non pas de la photographie, de l’art et non pas de la science, ou une application de la science. Or, toutes les fois que l’on essaie de formuler les lois du talent, mais surtout celles du génie, c’est une tentative pour transformer la critique en une science, et la détourner par conséquent de son objet propre, qui est de montrer en quoi Racine diffère de Shakspeare, et non pas ce qu’il y a de commun entre Racine et Shakspeare. — Nous nous réjouirons d’autant plus que M. Séailles n’y ait pas réussi, que l’on ne dépensera pas souvent plus de talent qu’il n’en a mis dans ce livre au service de sa cause.


FERDINAND BRUNETIERE.