Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/132

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leur mal, des enfans trop jeunes, des vieillards trop âgés pour être reconnaissans. Ils acceptent le bienfait sans en rechercher l’origine et se plaignent plus souvent qu’ils ne remercient. Le sentiment délicieux de la gratitude, je ne l’aperçois guère que chez l’être réellement charitable qui rend grâce au ciel d’avoir une bonne action à commettre, une infortune à soulager, un sacrifice à consommer. Pour celui-là la jouissance est double, il a fait du bien aux autres et il s’est fait du bien à lui-même. Souvent, au cours de ces études, lorsque je voyais l’humble berceau d’une œuvre dont la dilatation avait été rapide, j’ai entendu dire : « C’est un miracle ! » Je ne contesterai pas ce miracle, c’est l’homme, qui l’accomplit, l’homme vicieux, paillard, avide et menteur, mais charitable, s’émouvant au spectacle des souffrances, ne ménageant point ses aumônes, et les faisant telles qu’on les convertit en prodiges.

A la misère qui l’implore, la charité répond par des largesses que la foi administre au meilleur avantage des malheureux ; car c’est elle qui, sous la guimpe de la religieuse, la soutane du prêtre, le scapulaire du moine, veille dans les asiles et ne recule devant aucun labeur pour atténuer le mal. Ses croyances lui inspirent l’esprit de sacrifice où elle trouve une quiétude que rien ne trouble. Les sœurs que j’ai vues dans leurs maisons autour des impotens, des phtisiques et des aveugles ont une sérénité que j’ai admirée et qui est enviable. La continuité du devoûment engendre la paix de la pensée et le contentement du cœur ; se consacrer aux douleurs d’autrui, c’est oublier les siennes. Il n’est pas besoin de porter le rosaire ou la tonsure pour l’avoir éprouvé. Qu’elle qu’ait été notre existence, nous avons tous marché de déceptions en déceptions, et nous avons déçu les autres autant qu’ils nous ont déçus nous-mêmes ; nos éternités ont été de courte durée, nos toujours n’ont pas eu de lendemains, nos résistances ont été fragiles ; nous avons vu que le travail est le grand consolateur des désillusions dont l’homme est assailli, et qu’aux âmes troublées la charité apporte le calme. Si nous n’avons pas la foi, nous aspirons du moins vers les hauteurs du spiritualisme, nous savons que l’idée que l’on se fait de Dieu n’est jamais assez pure, que la conception des destinées d’outre-tombe n’est jamais assez élevée. Cela ne nous suffit pas ; au soir de l’existence, lorsque le crépuscule de l’âge nous enveloppe, nous nous interrogeons et nous cherchons, dans le passé un point d’appui pour nos espérances. Amours, glorioles, vanités, ambition, tout s’est dispersé au souffle des années ; parfois il n’en reste qu’un regret. On se répète alors le mot de Michelet : « Le sacrifice est le point culminant de la vie humaine, » et l’on regarde avec complaisance, avec attendrissement vers les heures où l’on s’est dévoué