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l’éternelle inquiétude de l’humeur, le goût des entreprises, des nouveautés, la longueur des enjambées et l’impossibilité de tenir en place. Mais il y a cette grande différence entre un aventurier et lui qu’il n’a jamais servi que des causes qui lui semblaient justes, nobles ou généreuses, et que son désintéressement égale son audace. Il a eu bien des occasions de s’enrichir ; il les a manquées volontairement. Il ne prend ni ne reçoit, il donne le peu qu’il a. Il écrivait en 1864 : « Je quitte la Chine aussi pauvre que j’y suis entré. » Il avait refusé toute autre récompense de ses services que la jaquette jaune et la plume de paon et employé sa solde à pourvoir aux besoins de ses soldats. Plus tard, au Soudan, le gouvernement égyptien lui offrait un traitement de 10,000 livres sterling, il n’en voulut accepter que 2,000. On a pu le surnommer le chevalier sans ambition comme sans peur.

Mais on aurait tort de prendre le désintéressé Gordon pour un de ces philanthropes enthousiastes qui croient aveuglément à ce qu’ils font parce qu’ils ont à la fois une âme ardente et l’esprit court. Les injustices le révoltent, lui échauffent le sang, lui causent des accès de violence, des emportemens qui font trembler. C’est dans ces momens-là qu’il traite de saltimbanques les politiques, les diplomates, et de brutes les soldats qui s’entendent mieux à piller qu’à se battre. Les uns comme les autres, il voudrait qu’ils n’eussent qu’un cou pour pouvoir les étrangler tous ensemble. Mais, dans l’habitude de la vie, il a l’esprit rassis et plein de raison, un bon sens qui voit le fort et le faible de tous les argumens et de toutes les causes, une sérénité de jugement, accompagnée d’humour, une philosophie ironique, un peu narquoise. En se rendant à Gondokoro, il s’égayait aux dépens de ses nouveaux sujets, accourus à sa rencontre dans leur plus grande tenue et dont tout le costume consistait en un collier. Il écrivait vers le même temps qu’au milieu de la nuit, un éclat de rire parti d’un buisson l’avait fait tressaillir : « Je me sentis un peu déconcerté, mais je découvris bientôt que ce rire venait d’un oiseau qui se moquait de nous d’une façon assez déplaisante. C’était une sorte de cigogne, laquelle semblait de fort belle humeur, in capital spirits, et s’amusait infiniment en pensant que quelqu’un pût aller à Gondokoro dans l’espérance d’y faire quelque chose. »

Il a l’esprit ainsi fait que, par intervalles, il se prend à douter non-seulement du succès de ses entreprises, mais même de leur utilité. Il n’a pas sur le bonheur les idées généralement reçues, et ce philanthrope craint parfois de se tromper en travaillant de propos délibéré à la félicité de ses semblables : « Nègres, négresses et négrillons, je prétends que ces pauvres noirs du Soudan, qui ne mangent pas tous les jours, sont plus heureux que nos classes moyennes d’Angleterre. Quoiqu’ils n’aient pas la moindre guenille pour se couvrir, ils ne passent pas leur temps à geindre et à grogner comme des vingtaines