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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/216

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propre mouvement un père et une mère se décident à vendre leur enfant et que leur enfant y consente, je n’ai pas d’objection à leur faire… Voudriez-vous qu’on fusillât tous les trafiquans de chair humaine ? écrivait-il encore. N’ont-ils pas leurs droits ? Les planteurs n’en avaient-ils pas ? J’aurais donné 500 livres sterling pour que la société des abolitionnistes se trouvât à Dara pendant les trois jours où l’on put douter si les négriers livreraient bataille ou non. Un méchant fortin, une garnison affolée de peur, et, d’autre part, une bande d’hommes déterminés, aguerris, munis de bons fusils et de deux pièces de canon, que voulez-vous faire là contre ? Comprenez-moi, les esclaves capturés, je les expédierai en Égypte et je ferai ce que Dieu dans sa miséricorde voudra bien m’inspirer au sujet des esclaves domestiques. Ce que je veux empêcher, au risque de me rompre le cou, ce sont les razzias. Mais, si cela me convient, j’achèterai des esclaves pour mon armée et j’en ferai, malgré eux, des soldats pour tenir en respect les voleurs de femmes et d’enfans. »

Assurément il doit lui en coûter d’être chargé lui-même de défaire l’œuvre qu’il avait ébauchée par des prodiges de courage et d’entêtement. Mais il avait perdu depuis longtemps toutes ses illusions ; il disait, il y a plusieurs années déjà : « L’esclavage ne cessera dans le Soudan que le jour où vous inventerez le moyen de retirer d’une feuille de papier brouillard toute l’encre qu’elle a bue. » Il savait que sur trois convois d’esclaves qu’il tentait d’arrêter au passage, deux lui échappaient par la connivence de ses officiers, qui s’entendaient avec les marchands comme larrons en foire. Pour gouverner ces territoires annexés au royaume des Pharaons, il faut être soi-même Pharaon, et Pharaon était un homme qui avait beaucoup de prestige parce qu’il avait le pouvoir de récompenser ses amis et de châtier ou de supprimer ses ennemis. A son gré, il nommait son échanson président de son conseil ou faisait pendre son panetier, sans avoir de comptes à rendre à personne. Durant son séjour au Soudan, Gordon n’avait ni panetier ni échanson ; mais il aurait bien voulu pendre quelques-uns de ses sous-pachas, qui trahissaient sa confiance, conspiraient avec les brigands ou pressuraient les humbles et les petits. Il n’osa jamais prendre cette liberté grande, que le khédive ne lui avait point octroyée, et il en vint à désespérer peu à peu de son œuvre. Le bien qu’il faisait ne rachetait pas le mal que faisaient ses fonctionnaires, et il ne pouvait se dissimuler que le jour où il quitterait ce pays, son impuissante dictature serait remplacée par le règne effronté du courbache et du bakchich. Était-ce la peine d’ôter le Soudan à ses maîtres naturels pour le donner à l’Égypte ?

Désabusé par ses dures expériences, il s’est prêté facilement aux vues du cabinet anglais. Dans le mémorandum qu’il rédigea pendant sa traversée de Marseille à Alexandrie et qui parvint au foreign office le