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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/22

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de ses états, même des possessions qu’il avait acquises à ses dépens ; de plus s’engager, d’une façon vague, à le servir à l’avenir : immédiatement enfin, avancer de grosses sommes dont elle n’aurait à faire elle-même ni l’emploi, ni même la distribution. Elle paierait par avance la solde de troupes qui ne seraient pas levées en son nom, dont elle n’aurait pas le commandement et ignorerait jusqu’à la dernière heure la destination. C’était là ce que Frédéric, par dérision sans doute, appelait agir en gens sensés. Jamais pareil métier de dupe ne fut proposé de sang-froid à un gouvernement sérieux.

Valori garda cependant assez d’empire sur lui-même pour se borner à recevoir la communication avec froideur et à décliner poliment l’invitation de s’en faire porteur. « Tout cela est inutile, répondit-il sans s’émouvoir : les princes d’Allemagne ne bougeront pas tant que le roi de Prusse ne donnera pas l’exemple et ne se mettra pas en devoir d’accomplir, pour venir en aide à la France, toutes les obligations du traité qui le lie encore envers elle. » Frédéric, sans se mettre en peine de répondre à cet argument ad hominem, témoigna une surprise jouée ou véritable de n’être pas mieux apprécié. « Quoi I dit-il, je mets mon imagination à la torture pour trouver le moyen d’être utile à la France et elle ne me rend pas plus de justice ? Eh bien ! que la couronne impériale retourne à la maison d’Autriche ; la mienne a bien su y résister pendant des siècles, et dans un moins bon état que celui où je me trouve[1]. »

Il était pourtant, au fond, si peu indifférent à cette perspective que, pendant les deux mois qui suivirent, il ne pouvait rencontrer Valori, même dans les réunions publiques, sans revenir à la charge pour cette demande de subsides ; dissimulant toujours, à la vérité, cette mendicité déguisée sous ce ton goguenard et hautain qui lui était familier, et auquel Valori répondait souvent avec une gaîté qui, sans manquer au respect, n’était pas moins piquante. « Ah ! mon ami, lui disait Frédéric dans une de ces rencontres, où est le temps où vous n’auriez pas manqué la plus belle occasion du monde pour le double de la dépense que je vous demande ? — Sire, répliqua Valori, voulez-vous nous prêter de l’argent ? — Ah ! que dirait le monde si un petit roitelet comme moi offrait de l’argent au plus grand roi du monde ? » Puis, deux jours après, abordant Valori à un bal chez la reine : « Bonjour, la France que dit-elle ? — Sire, la France dit qu’elle est votre servante. — Ah ! c’est moi

  1. Valori à Amelot et au roi, 3 et 5 octobre 1743. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)