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livre, et cette vogue, par un effet à rebours de celui que nous constations tout à l’heure, a quelque peu gagné le public ; l’amour décrié se fait petit. La littérature de 1830 se tenait d’un ton au-dessus de la vérité des passions et s’efforçait de les élever là ; aujourd’hui, la littérature se tient d’un ton au-dessous et veut les déprimer. Pourtant l’une et l’autre, en somme, aura surtout commandé à l’expression des sentimens ; mais les sentimens eux-mêmes n’auront subi qu’à peine ces influences. Nos aînés, pour la passion, restaient au-dessous de leur littérature et nous restons au-dessus de la nôtre : ainsi l’on se retrouve presque au même niveau.

Les contemporains d’Antony étaient moins trempés de sève que ce personnage ; nous sommes moins secs que Jacques Vignot, Cygneroi et Boisgommeux. Le vrai, au demeurant, c’est que les grandes douleurs et les grands amours, par tous les temps, sont rares, et par tous les temps, si l’on regarde à l’essentiel plus qu’à l’accident, se ressemblent ; les modes littéraires, comme les modes du vêtement, passent ; le cœur ne change guère. Aussi lorsqu’un peu d’humanité sincère est enfermé dans une œuvre, a-t-elle chance de durer et d’émouvoir toujours. Antony nous émeut encore, à la ville seulement et non au théâtre ; il nous émeut pourtant. Après un siècle ou deux passés, quand ses costumes n’amuseront plus le public, pas plus que ne font aujourd’hui les costumes Louis XIV, quand on se rendra compte que : « Malédiction sur elle ! » est une façon archaïque de dire : « Que le diable l’emporte ! » — quand on aura fait la part du mauvais goût de l’époque, à peu près comme on fait aujourd’hui pour Shakspeare, — alors sans doute le chef-d’œuvre de Dumas fera de nouveau palpiter les spectateurs et trembler d’applaudissemens les salles de théâtre. Aujourd’hui je serais tenté de le voir jouer, avec la mise en scène de l’Odéon, par des tragédiens un peu plus lyriques que M. Paul Mounet et Mlle Tessandier, et qui se lâcheraient davantage : M. Mounet-Sully et Mlle Sarah Bernhardt ; ils nous rendraient avec plus de franchise la couleur et le mouvement de l’époque ; cette crânerie imposerait peut-être. Aussitôt après, je serais curieux de voir jouer la pièce, avec une mise en scène de nos jours, en habits de ville, par des comédiens de l’autorité de M. Worms et de Mlle Bartet : ils me feraient sentir ce qui reste et restera toujours d’humain dans l’ouvrage. Mais, ni d’une façon ni de l’autre, il ne faudrait compter sur un franc succès. Antony est un drame démodé qui, pour ne plus l’être, a besoin d’attendre deux cents ans.


Louis GANDERAX.