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pour les bourgeois et se mettait ainsi aux trousses une des meutes les plus formidables et les plus variées qui aient jamais jappé aux talons d’un poète.

Pour accomplir ce saut sans péril et sans gloire de la conversion, Heine n’était pas embarrassé par ses scrupules religieux ; toutefois ces facilités mêmes n’étaient pas sans amertume. Il n’y a pas au monde de situation plus pénible, plus fertile en épines que celle d’un homme que son développement moral a séparé de la caste à laquelle il appartient, par exemple la situation d’un aristocrate qui a été gagné aux idées libérales, ou celle d’un plébéien qui a été amené à reconnaître le sens éternel des grandes institutions sociales, et ne peut plus partager les préjugés vulgaires ou les basses ambitions de ses frères et cousins. Cette situation était celle de Heine, avec cette circonstance aggravante que le désaccord entre lui et ses coreligionnaires ne tenait en rien aux affaires du temps, mais était de nature tellement fondamentale qu’il se serait produit à quelque époque que Heine eût vécu. Oui, à toute date de l’histoire d’Israël, Heine aurait appartenu à cette fraction des juifs expansifs qui, se sentant étouffer dans l’isolement de leur race, protestèrent contre le resserrement fanatique. Supposez-le vivant à n’importe quelle période de l’ancienne loi, et voyez comme son rôle sera facile à marquer, le tour d’esprit que nous lui connaissons étant donné. Sous Salomon, il aurait applaudi au latitudinarisme habile du magicien couronné qui, par la vertu de la sagesse, faisait circuler dans l’air sec de Judée les brises rafraîchissantes de la mer de Tyr et les parfums vivifians des oasis d’Arabie et d’Égypte. Plus tard, il aurait applaudi aux innovations orientales de l’impie Achab ; il eût été du parti de Jézabel contre Jéhu. Pendant la captivité de Babylone, il aurait pris, j’imagine, aisément son parti de l’exil et aurait mis son temps à profit pour explorer les doctrines chaldéennes ; comme un autre Daniel, il se serait glissé dans l’intimité des prêtres de Baal et il en aurait épié les fraudes pieuses. À l’aurore de la nouvelle loi, il aurait été positivement du parti de Jésus, et il en aurait été naturellement, sans efforts, sans qu’il fût besoin du miracle du chemin de Damas, tout simplement par l’effet de ce besoin d’expansion qui aurait trouvé dans la doctrine nouvelle une entière satisfaction. À moins pourtant que ce même sentiment ne l’eût poussé vers l’extrême opposé et ne l’eût rendu partisan de la dynastie des Hérodes et de l’influence des Romains ; mais en aucun cas on ne l’imagine parmi aucune des écoles qui s’efforçaient de maintenir la foi juive intacte, et il est possible, comme il s’en est vanté dans Atta Troll, que le meurtre de Jean-Baptiste n’eût fait dans son esprit qu’un tort médiocre à la belle Hérodiade. Dans les temps modernes, il eût été aristotélicien au moyen âge, platonisant sous