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ou tout au moins d’abstention. Notre Montaigne a tracé pour l’éternité les devoirs de l’infidèle honnête homme en telle matière, et la suite de la vie de Heine (et surtout la fin) se chargèrent de montrer qu’il eût été prudent à lui de s’y tenir. Ce qui est certain, c’est que, de quelque manière qu’on le juge, cet acte fut pour Heine entièrement stérile et ressembla littéralement à ces marchés avec le diable où le vendeur se trouve à la fin payé en fine cendre ou en feuilles sèches. Il avait troqué la foi mosaïque contre l’espérance d’un poste dans quelque chancellerie ou dans quelque ministère, mais lorsqu’il demanda que cette espérance fût réalisée, on lui fit comprendre assez brutalement que, puisqu’il n’avait rien perdu par l’abandon d’une religion en laquelle il ne croyait pas, il ne lui était rien dû pour avoir embrassé une religion en laquelle il ne croyait pas davantage.


II

A l’époque de cette fameuse et stérile conversion, Heine était déjà à l’apogée de sa gloire de poète, en pleine possession de son vrai génie, et ce qui était plus précieux encore peut-être, en pleine connaissance des limites de ce génie. Ce génie et ces limites avaient apparu en effet avec la plus lumineuse évidence dans un volume publié en 1823, sorte de Spectacle dans un fauteuil, qui semble vraiment avoir servi de prototype au fameux volume de Musset, tant il est composé d’une manière analogue. Deux poèmes dramatiques, comme dans le recueil de Musset : Almanzor et William Ratcliff, séparés par une série de lieds, l’Intermezzo, qui tient la place de Namouna.

Qu’il était un maître dans la poésie lyrique, Heine en avait donné des preuves incontestables, mais certainement à qui lui eût dit qu’il devait se contenter de ce lot et ne pas rêver d’autres ambitions, il n’eût répondu par aucun remercîment. Il y a eu, en effet, une heure, heure de courte durée, où Heine à cru que la poésie lyrique était pour lui un simple point de départ et qu’il pourrait à son gré se servir de toutes les formes poétiques et séduire toutes les muses. C’est sous l’empire de cette illusion, dans laquelle il eut la prudence de ne pas s’entêter, qu’il composa sa tragédie d’Almanzor, le plaidoyer le plus étrange assurément que la cause sacrée de la liberté de conscience ait jamais enfanté. On dirait vraiment qu’il a voulu dépeindre sa propre œuvre, lorsque, dans son livre de l’Allemagne, il a écrit cette ravissante description de certain drame de Clément Brentano : « Il n’est rien au monde de plus en lambeaux que cet ouvrage, mais tous ces lambeaux vivent et