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prix, répugnait à y mettre le pied sous une forme et un prétexte quelconques. Tout ce qui venait de ce pays maudit lui paraissait suspect ; il ne voyait de l’autre côté du Rhin que mensonge et perfidie. Ce prince de Hesse, par exemple, qui, allié au roi d’Angleterre et recevant de lui une solde, et même une solde assez grasse, n’en songeait pas moins à le planter là, était un monstre en politique : comment oser s’y fier ? Ce fut Noailles, qui, moins découragé et connaissant mieux le terrain sur lequel il avait à combattre, fit pencher la balance en faveur des demandes de Chavigny : et encore ne put-il décider ses collègues à ouvrir la caisse qu’en leur représentant que le meilleur moyen de ne plus envoyer de soldats en Allemagne, c’était, à l’instar de Richelieu et de Mazarin, d’y solder des troupes allemandes. Bref, Chavigny revint à Francfort porteur d’un crédit ouvert de 10 millions pour faire face aux subventions et, comme disait effrontément Frédéric, aux corruptions nécessaires[1].

Restait à savoir de quel œil Frédéric lui-même verrait une combinaison si différente de celle qu’il avait imaginée et où on ne pouvait lui offrir qu’un rôle si peu semblable à celui qu’il avait rêvé ; car se passer de lui et, avec lui, de la meilleure ou, pour mieux dire, la seule armée qu’eût l’Allemagne, était impossible. Son abstention, prêchant d’exemple, eût inspiré un découragement et une défaillance universels. Son déplaisir pourtant n’était pas douteux, car, avec la perspicacité dont il était doué, la seule présence de Chavigny à Francfort lui avait inspiré tout de suite de l’ombrage ; le voyage de cet agent en France et son prompt retour l’inquiétèrent encore davantage. « Écrivez à Chambrier, disait-il à Podewils, de bien savoir ce que fait Chavigny à Paris et de se donner toutes les peines du monde pour découvrir quel peut être le plan qu’il veut soumettre au gouvernement français. » Et ordre fut envoyé aussi au ministre de Prusse à Francfort, le baron de Klingskræff, de suivre de près toutes ces démarches et de sonder à fond les intentions du diplomate français.[2].

Chavigny n’attendit pas les résultats de l’enquête et, à vrai dire, ne laissa à personne ni le temps ni la peine de le faire, car il accepta et même rechercha tout de suite la conversation avec le ministre prussien et eut avec lui plusieurs entretiens confidentiels dont les termes

  1. Mémoire de Chavigny au roi, 13 janvier 1744. — Mémoire du maréchal de Noailles, 14 janvier. — Pleins pouvoirs donnés à Chavigny, 16 janvier. — Directions données par le ministère à Chavigny, 20 janvier 1744. (Correspondance de Bavière. — Ministère des affaires étrangères.) — C. Rousset, Correspondance du maréchal de Noailles, t. II, p. 94 et 115. Le mémoire du maréchal au roi, cité en entier dans cette correspondance, porte la date du 10 février 1744, et correspond exactement au moment du voyage de Chavigny à Paris.
  2. Pol. Corr., t. III, p. 12, 31.