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rechercher ces admirables adaptations de Heine : il y a telle de ses petites pièces lyriques de l’Intermezzo, qui, par le tour et le sentiment d’ironie, semble du Catulle ressuscité et mettant au ton du XIXe siècle ses galantes malignités ; et qu’est-ce que la pièce bachique incomparable qui termine les Poèmes de la mer, sinon le Beatus ille qui procul negotiis d’Horace, dépouillé de sa sagesse d’épicurisme modéré et animé de la verve la plus carnavalesque qu’ait pu jamais parler personnage de Jordaens ou de Steen pour proclamer, sous une forme propre aux modernes pays de kermesses, les joies du retour en terre ferme et l’heureuse sécurité des voluptés à huis-clos qu’il prêcha autrefois sous une forme latine ?

Lorsqu’on s’est décidé à écrire sur Heine, il faut le faire avec une entière franchise, et confier nombre de choses à la candeur du lecteur. Ces deux drames nous sont une première occasion de mettre cette candeur à l’épreuve. Je n’hésite pas à le dire ; dans toutes les œuvres de Heine, il n’y en a pas de plus effroyablement audacieuses que ces deux productions de sa première jeunesse, et Dieu sait cependant s’il recula jamais devant une témérité morale ou une fantaisie offensante ! Ces deux drames sont une double apothéose des fous par amour, et il appuie cette apothéose sur un des sophismes les plus forcenés qui aient jamais traversé un cerveau en proie aux délires furieux d’une passion malheureuse, c’est-à-dire la supériorité de l’amour sur toutes les choses de la terre, du ciel et de l’enfer. L’amour est le véritable souverain de tous les mondes, qu’il crée et détruit à son gré, et ses droits sont par conséquent à la mesure de l’infini, qui se résume tout entier en lui. C’est en lui que sont ciel, terre et enfer, car sans lui le ciel est un enfer, car avec lui l’enfer devient un ciel, car par lui la terre réalise le ciel et le rend inutile. C’est donc peu dire en vérité que dire qu’il est supérieur à la religion, supérieur à la famille, supérieur à la société, supérieur à la vertu et à l’honneur, car ce sont là choses trop secondaires pour entrer en comparaison avec lui. Il a droit contre tous et nul n’a droit contre lui. Toute contrariété imposée à l’amour est donc le sacrilège par excellence, le péché inexpiable. L’amour contrarié se tourne nécessairement en démence ; démence qui n’est autre chose que la colère d’un roi offensé, et les actes de cette démence, quels qu’ils soient, ne sont pas des crimes, mais les légitimes représailles d’une majesté dont les ordres n’ont pas reçu obéissance. Voilà dans toute sa poétique aberration l’étrange doctrine qui transparaît fort clairement dans ces deux drames, et pour que les clairvoyans parmi ses lecteurs, — mais les clairvoyans seuls, — ne s’y trompassent pas et sussent la découvrir, il a pris soin de la faire soupçonner dans la dédicace écrite en style hermétique de magicien familier avec les puissances occultes qu’il plaça en tête de la première édition de