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essais, des morceaux, des fragmens d’une extraordinaire éloquence, de merveilleux articles de journaux, de courts pamphlets d’une verve incomparable, mais en somme pas un seul livre par la masse et la substance ; son ouvrage le plus considérable, l’Allemagne, ne fait pas exception à cet égard, car il n’est composé que de fragmens dont les premiers seuls présentent un enchaînement véritable, et son chef-d’œuvre, les Reisebilder, n’est encore qu’une suite de petits tableaux, d’esquisses et de fantaisies. Rien n’indique mieux que la manière dont ces œuvres ont été publiées à l’origine cette impuissance de Heine non-seulement à toute composition de longue étendue, mais encore à toute productivité fréquente. Chaque fois qu’il devait publier un volume, il s’apercevait au moment de mettre sous presse qu’il n’en avait réellement que la moitié, et alors, pour faire le reste, il avait recours aux plus étranges procédés, complétant, par exemple, un volume de critiques par une série de lieds inédits, ou un volume de poésies par des articles sur les arts, voire même des préfaces écrites pour des publications politiques dont il n’était pas l’auteur. Mais grande serait votre erreur si vous croyiez qu’il y avait là faiblesse de nature ou gaspillage d’un talent pressé de produire et que le besoin condamne fatalement aux œuvres de courte étendue. Personne n’a jamais été plus économe de son talent que Henri Heine et n’a moins produit par nécessité de métier. À peine çà et là peut-on noter dans l’ensemble de ses œuvres quelques morceaux écrits sous le coup de cette nécessité ; par exemple, certain essai sur don Quichotte écrit pour servir de préface à une édition allemande du livre de Cervantès, essai qui n’est qu’une paraphrase assez médiocre des pages admirables par lesquelles il a terminé son portrait de Tieck dans le livre de l’Allemagne, ou les courts en-tête écrits pour former le texte d’un keepsake allemand consacré aux femmes de Shakspeare, pages hâtives, sans véritable inspiration et décidément indignes de lui. Non, il était condamné aux œuvres courtes pour deux raisons qui sont tout à sa gloire et qui donnent la clé de la nature propre de son génie. La première, c’est que les idées se présentaient chez lui non par progression froidement analytique, mais dans la lumière chaude et vive de l’intuition synthétique ; il les voyait au complet sous un seul rayon avec leurs racines, leurs rameaux et leurs fleurs. Or à celui qui perçoit les idées sous cette forme sommaire de synthèse, l’analyse apparaît inutile ou devient facilement fastidieuse, et il ne peut les rendre que par des écrits faits à l’image de cette synthèse, c’est-à-dire rapides et vivans comme elle. La seconde raison, c’est qu’il portait dans tout ce qu’il écrivait un excès de véhémence telle qu’elle ne pouvait se soutenir