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cesser de croire aux êtres qui l’inspirent. Oh ! que, loin de prouver, comme on l’a dit, le peu d’âme du poète, tout cela prouve au contraire l’énergie de sa passion ! Oh ! que, loin d’être bouffon, tout cela est tragique ! Le doute, le doute perpétuel, ou plutôt la certitude de la fin toujours imminente du bonheur et de la banqueroute à brève échéance de l’amour, voilà le tourment horrible qui fait le fond des poésies de Heine et qui le poursuit même dans ses heures de félicité toute confiante. « Chérie, lorsque je vois tes yeux, peines et chagrins s’évanouissent ; lorsque je baise ta bouche, je suis tout à fait guéri ; si je repose sur ton sein, le ciel entier descend sur moi. Pourtant si tu dis : Je t’aime, soudain je pleure amèrement. » Ces larmes sans objet et sans cause apparente, elle ne viennent pas de la plénitude du bonheur, mais elles sont arrachées au poète par la naïve imposture de l’être aimé et le pressentiment des souffrances que lui réserve l’approche de l’inévitable déception[1].

Grâce à cette dissonance de sentimens, Heine a exprimé l’affreux état d’âme qui s’appelle désenchantement avec une énergie qu’aucun poète n’a égalée. Et prenez ce mot de désenchantement non-seulement dans son sens ordinaire, mais dans le sens d’opération de magie détruite, de fantasmagorie dissipée. Ce scepticisme, en effet, nous laisse sous une impression d’autant plus cruelle qu’il fait le contraste le moins prévu avec la confiante ardeur du poète au début de son amour et les magnificences dont il se plaît à le décorer. Magnificences est le terme juste, car il y a une grandeur véritable dans la manière dont Heine sait élargir cet amour si égotiste d’origine, si strictement individuel de nature. Avez-vous jamais assisté le matin au réveil de la lumière ? Sous le froid clair-obscur de la première aube, un gazouillement isolé part tout à coup d’un buisson. À ce gazouillement un second répond du buisson voisin, l’étincelle mélodieuse vole d’arbre en arbre et de nid en nid, et c’est bientôt comme un incendie de sonorité qui embrasse la campagne entière.

  1. Outre cette cause toute morale, l’ironie et le scepticisme que Heine porte dans les choses de l’amour en ont une purement littéraire, qu’aucun critique à notre connaissance n’a encore indiquée et qu’il faut chercher dans l’imitation singulièrement habile des chansons populaires qu’il avait prises pour modèles. Or un des caractères les plus marqués de la poésie populaire dans l’expression des sentimens de l’amour, c’est précisément un mélange d’ineffable candeur et de blessante ironie fort analogue à celui que nous trouvons chez Heine. Tant que l’amant veut séduire ou reste en proie au désir, il trouve les accens de la plus émouvante tendresse et prodigue les plus caressantes flatteries, mais vient-il à triompher, aussitôt le ton change, et il notifie sa satiété ou son dédain avec la brutalité la plus révoltante. De même, la jeune fille qui n’aime pas, sollicitée par un amant au désespoir, écoute sans s’attendrir les plaintes les plus éloquentes et notifie congé à l’importun avec une dureté que les plus sinistres menaces de mort ou de suicide ne peuvent fléchir.