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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/29

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des temps plus difficiles. » Poussé ainsi l’épée dans les reins, le Prussien finit par cette confession un peu naïve : « Mon maître veut bien ne pas rester les mains dans ses poches, mais à la condition d’être sûr de ne pas se brûler les doigts[1]. »

Cette attitude visiblement intimidée montra à Chavigny qu’il avait touché juste. Jouant hardiment alors la carte décisive, il rédigea lui-même, de concert avec le ministre hessois, un projet d’alliance entre l’empereur, la France, la Prusse, le roi de Suède en qualité de landgrave de Hesse, l’électeur palatin et le duc de Wurtemberg, pour affermir la sécurité de l’empire et l’équilibre de l’Europe sur les bases de la paix de Westphalie. Le seul fait que l’envoyé français rédigeait de sa propre main un tel acte engageait d’avance la signature de la France elle-même : aussi, dans la dépêche qu’il envoyait avec le projet à Versailles, Chavigny excusait son audacieuse initiative en alléguant la pression violente qu’exerçait sur lui le prince de Hesse, pressé lui-même par le terme de ses engagemens envers l’Angleterre, puis laissant bientôt de côté ce prétexte : « Voilà, disait-il, le roi de Prusse au pied du mur. Il demandera peut-être quelque chose de plus que la Silésie, il faudra lui faire un pont d’or. » Il faut ajouter que, pour bien montrer combien il se croyait sûr d’avance d’emporter à Berlin une adhésion forcée ou volontaire, il comprenait parmi les signataires futurs du traité les propres beaux-frères de Frédéric, les margraves d’Anspach et de Bayreuth, dont les sentimens favorables à la France étaient connus[2].

Sa confiance fut justifiée, non que Frédéric, quand le projet lui fut remis, ne se récriât tout de suite avec hauteur et ne déclarât même en termes assez positifs qu’il refusait d’y apposer sa signature. Il s’éleva surtout contre la prétention de la France de s’y faire admettre tant qu’elle n’aurait pas donné des gages de sa résolution d’agir plus vigoureusement qu’elle n’avait fait jusque-là. Il s’exclama aussi contre le procédé, en effet, un peu familier, qui consistait à promettre l’accession de ses beaux-frères, tous deux cadets de sa maison, sans s’être assuré de son consentement ou du leur. Il insista également sur le danger de mettre par une levée de bouchers prématurée la reine de Hongrie en garde. Mais, en réalité,

  1. Chavigny à Amelot et au roi, 25 novembre, 4 décembre 1743, 14, 19, 29 février 1744. (Correspondance de Bavière. — Ministère des affaires étrangères.) — Les entretiens de Chavigny avec le ministre prussien furent nombreux et répétés. J’ai dû en reproduire seulement l’esprit général et les traits les plus saillans. — Pol. Corr., Klingskræff à Frédéric, 4 février 1744, t. III, p. 30.
  2. Chavigny à Amelot et au roi, 29 février 1744. (Correspondance de Bavière. — Ministère des affaires étrangères.) — Pol. Corr.) t. III, p. 30.