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ces princes est la brillante époque de l’empire ; l’humanité n’en a pas eu de plus heureuse. La charité, si peu connue des anciens états, entrait même dans les mœurs publiques : la grande institution alimentaire de Trajan fut un noble effort de bienfaisance officielle que nombre de villes et de particuliers imitèrent. C’est que les empereurs étaient alors les serviteurs du pays qui, au IVe siècle, sera le serviteur des princes. Ils maintenaient la discipline dans l’armée, la liberté dans les villes, la justice dans l’administration, les barbares dans le respect d’une domination qui semblait inébranlable ; leurs jurisconsultes s’appelaient les prêtres du droit, et le sénat était recruté de tous les talens qui se révélaient dans les cités, dans les charges, dans les légions. Aussi, à la pensée d’une fortune contraire, Tacite s’épouvante. « Si les Romains disparaissaient de la terre, veuillent les dieux empêcher ce malheur ! qu’y verrait-on désormais, sinon la guerre universelle entre les nations ? » Et ce fut, en effet, ce que l’on vit lorsque le colosse tomba.

Vers le milieu du IIIe siècle, des circonstances malheureuses firent passer la dignité impériale à des hommes nés en des pays de vieille culture ou de grossière barbarie, à des Syriens pourris de luxure ou de caractère efféminé, à un Goth, à un fils de voleur arabe. Avec eux commencèrent, dans l’ordre politique, les convulsions qui menacèrent l’empire d’une prochaine dissolution, et, dans l’ordre religieux, l’invasion des cultes orientaux qui changèrent l’âme de la société romaine. Après les trente tyrans, de rudes soldats, venus des belliqueuses régions de l’Illyricum, parurent rendre à l’état son ancienne vigueur. Mais que de ruines ! Ruine des cités et des campagnes ; ruine aussi de l’esprit qui s’affaisse ou s’égare ! Pourquoi de vaillans princes, tels que Claude, Aurélien, Probus, Dioclétien, Constantin, ne purent-ils arrêter la décadence politique ? C’est qu’une révolution silencieuse s’était produite au cœur de l’empire et en avait vicié tous les organes.

L’empereur n’était plus le magistrat qui vivait en simple citoyen, avait des amis et s’en allait dîner sans gardes là où il était prié ; qui s’habillait de la laine filée par sa femme et sa fille, et dont la demeure n’était reconnaissable qu’aux branches de laurier qui en décoraient la porte. Son palais est une ville ; son costume est de soie, de pierreries et d’or ; ses serviteurs sont une armée, et on ne l’approche qu’en adorant sa majesté redoutable. Cet homme, entre les mains de qui le peuple, le sénat et les dieux ont abdiqué, est un monarque de l’Orient : in Tiberim defluit Orontes ; et, à son tour, il abdique entre les mains des courtisans et des eunuques qui lui cachent l’empire, dirigent sa volonté et réduisent toute sa politique à exiger chaque jour des peuples de nouvelles ressources pour des dépenses chaque jour croissantes.