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Peut-être même, si le maître, écoutant aux portes, avait entendu parler le serviteur, il eût trouvé qu’on faisait un peu librement les honneurs de son caractère : « Dites-moi franchement, dit Rottenbourg à Valori, comment je vais être reçu à Paris et ce qu’on y pense de mon roi. Y est-on véritablement animé contre lui de l’esprit de vengeance dont il redoute toujours les effets ? » Valori, pris un peu au dépourvu par la question, répondit pourtant sans trop d’embarras que, si la méfiance existait, il dépendait du roi d’y couper court en donnant lui-même des gages qui ne permissent de laisser planer aucun doute sur la sincérité de ses intentions : « Un grand état, ajouta-t-il, comme la France ne connaît pas l’esprit de vengeance et ne consulte que son intérêt. — Mais, reprit Rottenbourg (de plus en plus confiant), je ne fais pas façon de vous dire qu’il faut montrer de la pâture à mon oiseau. Qu’est-ce que la France consentira qu’il lui revienne quand il se sera mis dans cette affaire jusqu’au cou ? Vous savez aussi bien que moi qu’il lui faut un appât et qu’il n’est pas homme à s’engager sans des vues de profit. — Je lui répondis, écrit Valori, qu’il y en avait une certaine, c’était sa sûreté et celle de ses conquêtes ; que je voyais avec douleur qu’il n’était pas aussi sensible à cet objet que son intérêt le demandait. — Vous le connaissez, me répondit-il, vous savez que le présent est le seul objet qui le touche et qu’il s’embarrasse peu de ce que les affaires peuvent devenir après lui. — En ce cas, lui dis-je, il me paraît que la Prusse, ne pouvant agrandir ses états qu’aux dépens de la reine de Hongrie, il ne doit pas balancer à entrer dans des mesures contre elle. » Et Valori continuait : « Je n’ai rien à vous dire, monseigneur, du caractère de ce gentilhomme ; je crois que vous le trouverez aussi parlant que quand il est parti de France. En tout cas, quoi qu’il en soit du succès de son voyage, j’estime qu’il donnera à penser à nos ennemis[1]. »

L’arrivée de Rottenbourg en France ne causa, comme on l’avait prévu, aucune sensation, et le duc de Luynes, en général bien informé, ne fait de sa première visite à la cour qu’une mention indifférente. Mais lui-même ne fut pas deux jours à Versailles sans comprendre d’où venait le vent et de quel côté il devait se tourner. Il y trouvait aux prises deux partis de plus en plus tranchés : celui des anciens ministres, qui, avec Amelot et Maurepas, restaient fidèles aux traditions prudentes, économes et même timides de Fleury, et ceux qui suivaient avec Tencin les inspirations plus ardentes du maréchal de Noailles et de Richelieu. Depuis la fin malheureuse de

  1. Valori à Amelot, 22 février 1744. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)