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armée d’Alsace pour se porter dans le centre de l’empire, afin de contenir tous ceux dont on pourrait craindre les mauvais sentimens, et faire, de concert, les opérations qu’on jugera convenables. » C’était dire à Frédéric : Nous irons en Allemagne quand nous serons sûrs de vous y trouver en armes. C’était lui rendre méfiance pour méfiance et exactement la monnaie de sa pièce[1].

Frédéric sentit le trait et fit voir qu’il était touché en tançant vertement son envoyé : « Mon cher Rottenbourg, lui écrivit-il, vous avez été ébloui par la cour de Versailles, et son brillant vous a fait oublier les instructions que je vous avais données de voir venir et d’entendre parler les autres ; au lieu de cela, vous avez parlé tout seul, ce qui n’était pas mon compte. Je ne me paie pas de paroles, je veux voir des actions et l’accomplissement de tout le préalable que j’exige, sans quoi je ne me remue non plus qu’une pagode de Pékin dans sa niche ; prenez tous les matins une poudre blanche et ne vous précipitez en rien. On ne fait pas des alliances comme des parties de plaisir ; il y faut plus de précautions[2]. » Et pour bien faire sentir qu’il était décidé à ne pas partir le premier, il déclara qu’il ne pourrait en aucun cas être prêt à entrer en campagne avant le mois d’août suivant, et qu’il entendait que, jusque-là, sa coopération avec la France restât secrète. La raison qu’il donnait pour motiver ce délai était la nécessité de terminer ses préparatifs et de mettre le sceau à son alliance avec la Suède et la Russie : double prétexte aussi vain l’un que l’autre, car il armait depuis plus d’un an et il avait manœuvré de manière à être aussi maître à Stockholm qu’à Saint-Pétersbourg. « Mais, dit-il lui-même dans son Histoire, cet article lui donnait la faculté d’agir ou de n’agir pas, suivant que les circonstances seraient favorables ou contraires. »

L’excuse eût été meilleure s’il eût dit, ce qui était vrai : que l’adhésion donnée par la France à l’incartade du prétendant avait jeté dans les esprits, autour de lui, un trouble qu’il fallait laisser le temps de calmer. La faute commise par cette imprudente résolution n’allait pas tarder à être évidente, en Angleterre même, et fut tout de suite sensible en Allemagne. J’ai expliqué à plus d’une reprise comment, par suite du croisement des intérêts qui, depuis Richelieu ou Mazarin, emmêlait les fils de la politique européenne, tandis qu’en Angleterre, en Hollande, dans toute l’Europe occidentale, la France passait pour la puissance catholique, et même fanatique par excellence, — encore imparfaitement lavée du

  1. Voir, dans la Correspondance de Prusse, sous la date du 31 mars, les propositions de Rottenbourg et en regard les contre-propositions d’Amelot, suivies de nouvelles observations de l’envoyé prussien.
  2. Frédéric à Rottenbourg, t. III, 30 mars 1744.