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soutient, vivifie, et continue les traditions. Les émigrés ressemblaient à ces dévots qui se croient sincères, qui le sont même par un effet de la longue accoutumance, et qui s’aperçoivent un jour qu’au fond la foi leur manque, en sentant bien qu’elle ne répond pas à l’effort qu’ils lui demandent. Ils étaient partis pleins de confiance dans leur droit, d’une telle confiance qu’elle en était impertinente et folle, et voilà que, quand ils eussent eu besoin d’elle, quelque chose en eux s’élevait qui leur disait qu’ils ne l’avaient plus. Cent cinquante ans auparavant, du fond de la tour de Londres, où il attendait le jour de son procès, qui ne devait pas précéder de beaucoup celui de son supplice, un des plus fidèles serviteurs de Charles Ier, roi d’Angleterre, écrivait à Cromwell : « Les anciennes constitutions de ce royaume, et ses dois toujours subsistantes, sont mon héritage et mon droit de naissance. Si quelqu’un prétendait m’imposer ce qui pour moi serait pire que la mort, je veux dire un lâche abandon de ces lois, je choisirais la mort comme ie moindre mal. J’ai aussi droit au maintien de la royauté, qui est le pouvoir protecteur de ces lois, et, à ce seul titre, m’est plus chère que la vie. » Voilà la conviction profonde qui a fait défaut aux émigrés ! et, qui sait ? peut-être au comte de Provence et au comte d’Artois eux-mêmes. Dans cette loi, qu’ils considéraient bien eux aussi, « comme leur héritage et leur droit de naissance, » ils ne se sont pas attachés à ce « quelque chose d’inviolable sans lequel la loi n’est pas loi, » mais uniquement à ce qu’elle leur avait jusqu’alors procuré d’utilité. C’est ce qui les a si vite réduits, bien plus encore que toute autre cause, à ce manège de petites intrigues où ils se sont perdus et là royauté avec eux, attendu que ce que l’utilité des uns a fait, l’utilité des autres peut toujours le défaire. Et, comme à mesure que l’ancien droit, pour eux et pour ceux qui le défendaient avec eux, perdait son caractère mystique, le droit nouveau, pour leurs adversaires, revêtait de plus en plus évidemment ce même caractère, l’issue de la lutte ne pouvait être, et, en effet, n’a pas été un instant douteuse.

Revenons à M. Forneron. Lui-même ne sera pas fâché plus que nous de ce que nous avons cru devoir dire de son Histoire des émigrés ; car, si nous en avons d’autres raisons que lui, peut-être en avons-nous cependant davantage. Nous en sommes fâché d’abord pour M. Forneron, sur les précédens travaux de qui ce nouveau livre, si nous ne l’avons pas jugé trop sévèrement, jettera quelque défaveur. Quiconque, en effet, ne connaîtrait Philippe II et l’Espagne du XVIe siècle que par le livre de M. Forneron, comment pourrait-il se défendre de quelque méfiance ? Et ce que les procédés de l’historien ont fait de l’Histoire des émigrés, comment ne pas craindre qu’ils l’aient fait aussi de l’Histoire de Philippe II : quelque chose d’amusant peut-être, mais d’inconsistant et de superficiel. Nous en sommes ensuite fâché pour le sujet, qui, sans avoir tout ce qu’on lui prête un peu