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en ce moment trop ouvertement parti pour la France, le déplaisir de la princesse ne s’étendît jusqu’à lui[1]. On resta quelques jours dans cette incertitude partagée par Louis XV lui-même, malgré les flatteries et les caresses dont les agens prussiens ne cessaient de le combler. Mais ce fut, à la surprise générale, la résolution contraire qui fut annoncée. Frédéric fit savoir que le péril urgent de son allié, loin de l’arrêter, le décidait à jeter le masque et que, devançant de quelques semaines l’époque qu’il avait fixée pour son entrée en campagne, il se mettait immédiatement en mesure de faire, dès les premiers jours d’août, son apparition en Bohême. Tant de générosité était chez lui si peu coutumière qu’elle trouva encore au premier moment quelques incrédules. « Mon cousin, écrivait Louis XV au cardinal de Tencin, je ne sais si on vous a mandé quelque chose du roi de Prusse : nous avons plus lieu d’être content de lui; le passage du Rhin l’a déterminé à entrer en Bohême dès le 15 du mois prochain. A la fin de ce mois, nous en serons plus sûr[2]. »

Frédéric, dans ses Mémoires, a donné plusieurs explications de cette détermination soudaine : d’abord la plus simple, celle dont il se fit honneur en la prenant : le désir de venir en aide à un allié en péril. Mais, comme si ce dévoûment chevaleresque était le genre de mérite dont il tenait le moins à se parer aux yeux de la postérité, il en ajoute tout de suite une autre. Il eut, dit-il, la crainte que la France, épouvantée, se décidât à accepter les conditions de paix que l’Angleterre, par l’intermédiaire de la Hollande, ne cessait de lui offrir et qu’alors il se trouvât seul en face d’une armée autrichienne toute prête et victorieuse, qui ne manquerait pas de se retourner contre lui et de le relancer en Silésie. La vérité qui perce dans ses correspondances, c’est que l’entrée du prince Charles en France, loin de contrarier ses desseins, entrait pleinement dans ses vues et les servait en quelque sorte à souhait : c’était la principale armée autrichienne qui s’éloignait de la frontière de Bohême et s’engageait de l’autre côté d’un grand fleuve dont le passage, toujours dangereux, lui rendait le retour difficile. Jamais occasion ne fut plus favorable pour le coup de surprise qu’il méditait. Connaissant le prix du temps, il n’était pas homme à laisser échapper un instant si propice pour attendre le complément de quelques préparatifs qui pouvaient encore lui manquer. S’il eût hésité, d’ailleurs, à hâter

  1. L’incident qui amena le renvoi du marquis de La Chétardie de Saint-Pétersbourg lui étant resté tout personnel et n’ayant pas eu de suite, je me dispense de le comprendre dans ce récit. On en trouvera tout le détail dans le piquant ouvrage de M. Albert Vandal, intitulé : Louis XV et Elisabeth de Russie.
  2. Le roi à Tencin, 20 juillet 1744. (Correspondance de Bavière. — Ministère des affaires étrangères.)