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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/636

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transforme en régiment ; ces allures diverses qui se fondent dans l’uniformité d’un mouvement militaire ; ces voix qui s’unissent en des chœurs formidables, tout cela étonne, émeut, et, pour dire le mot, fait peur. Le père Didon a vu les étudians de Berlin célébrer l’inauguration de la statue d’un professeur illustre : « Ils étaient là, dit-il, près de quatre mille, s’avançant en colonne, bannières déployées. Les chefs de chaque association ouvraient la marche, montés sur des chevaux blancs, l’épée nue au poing. Les fanfares emplissaient l’air d’une harmonie guerrière. Après avoir assisté à l’inauguration de la statue, le cortège, en silence, s’est dirigé vers Kœnigsplatz. C’est là que s’élève la colonne commémorative des victoires de la Prusse en 1864, 1866, 1870. Les fanfares avaient cessé. Un chant national retentit tout à coup, grave et profond, jaillissant de mille poitrines :


Nos biens et nos vies,
À te donner,
Nous sommes prêts.
Nous mourrons avec plaisir à toute heure ;
Nous mépriserons la mort,
Si la patrie le demande.


Sur un signe de l’épée, au chant national succéda le chant de la jeunesse, avec le gai refrain :


Gaudeamus, juvenes dum sumus…


Aussitôt après, la foule s’écoula, silencieuse. Ce spectacle me serrait le cœur d’une angoisse intraduisible. Dans mon patriotisme attristé, je songeais à la jeunesse de mon pays ; je me demandais pourquoi elle ne se montrait pas, elle aussi, à la façon de la jeunesse allemande, rangée en bataille, sous le drapeau de la vraie science, autour des monumens de nos gloires, ou au pied de quelque statue en deuil de nos provinces perdues, et je cherchais en moi-même ce qui pourrait, dans un prochain avenir, en faire une grande famille dans le large culte de la vérité, de la liberté, de la patrie. »

« Je songeais à la Jeunesse de mon pays ! » Tous ceux qui ont assisté à de pareils spectacles y ont aussi songé. Mais nous voici une fois encore en présence d’une « chose allemande, » et il faut nous garder de croire que l’on puisse transporter en France des mœurs germaniques. Le Germain, être froid et lent, individu clos et retranché, n’est pas sociable à notre manière ; il n’offre pas à tout venant son sourire avec sa parole, et pourtant il n’aime pas la solitude ; il vient au monde membre futur d’une corporation. Si loin qu’on regarde dans le passé de sa race, on le voit vivre en groupes et en troupes :