Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/660

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’envie d’espérer à tout prix que d’entrevoir un jour où, les regards de l’étranger étant attirés vers nous par notre travail, sa sympathie nous revenant, nous pourrons prendre, nous aussi, notre place sur le marché intellectuel ouvert à l’exportation des grands pays producteurs, et dire à quelques-uns de ces jeunes gens, qui ne trouveraient pas place dans nos cadres : « Va, jeune homme; on t’appelle en Suisse, en Belgique, en Hollande, en Roumanie, en Russie, en Amérique; pars et sois le messager de la science française[1]! »

Le messager sera bien accueilli, si les universités françaises reprennent une vieille tradition de la France, qui était de présider, dans le concert européen, à l’échange des idées, des doctrines et des sentimens dont se compose la civilisation générale. Dans une allocution adressée récemment aux étudians de la faculté des lettres de Paris, M. Gebhart leur rappelait le temps où notre pays instituait au centre du monde l’hospitalité de l’esprit : il prodiguait à toutes les nations « son génie, ses fables chevaleresques et ses inspirations lyriques, les modèles de ses artistes, l’érudition de ses grands lettrés, la sagesse de ses moralistes, l’expérience de ses philosophes et de ses économistes, les vues sociales de ses réformateurs et les réformes de ses hommes d’état, » et recherchant « à son tour l’éducation des peuples du dehors, » il accueillait tout ce qu’ils lui pouvaient donner de libéral et de grand : au XVIe siècle, la Renaissance italienne; au XVIIe , les lettres espagnoles; au XVIIIe Shakspeare et la philosophie anglaise; de telle sorte qu’il acquérait un esprit universel, et par sa langue universelle révélait les peuples les uns aux autres. Le professeur regrettait que ce concert intellectuel faiblît, parce que la France n’y joue plus son rôle séculaire.

Pourtant plus d’un signe annonce que nous voulons reprendre notre belle curiosité d’autrefois. Nos enfans apprennent les langues étrangères mieux que nous ne l’avons fait, et les bibliothèques publiques ou privées de la France s’enrichissent de tous les livres étrangers de quelque valeur; mais nous procédons, ici encore, par efforts courus, et notre enseignement supérieur a son rôle marqué, qui est de suivre l’activité intellectuelle partout où elle se manifeste, d’étudier l’histoire, la littérature, les arts des différens peuples, de mesurer leurs génies, de les comparer et de les juger. La haute impartialité nécessaire à cette enquête, nous l’avons beaucoup plus que l’Allemagne, car l’Allemagne connaît l’étranger (la France en particulier) beaucoup moins qu’elle ne se l’imagine et que nous le croyons nous-mêmes, empêchée qu’elle est par son propre orgueil. Si nous appliquons à cette œuvre notre esprit honnête et clair, et

  1. Un célèbre établissement d’enseignement supérieur étranger cherche en ce moment, sans les trouver, six professeurs français.