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des champs de bataille : Sienne, Arezzo, Rimini, petits noms et grands souvenirs! Roméo et Juliette, Francesco et Paolo, elle-même, cette Bianca Capello ! Ce que c’est pourtant que l’idéal quand il se mêle de nos affaires : une anecdote, « un fait divers, » en voilà pour des siècles ! Grâce à l’ineffaçable poésie de tel ou tel épisode gravé dans nos mémoires, tout cela nous intéresse et toujours nous y revenons; éternelles vicissitudes, passages subits de la république à la tyrannie et de la monarchie à la république, prise. d’armes, rixes, guet-apens, choses barbares et vulgaires dont ailleurs nous serions écœurés et qui, par l’indéniable privilège du paysage, du décor, du milieu, nous enchantent!

Quiconque en ces temps agités négligeait un seul des moyens de préservation ayant cours pouvait se regarder comme perdu. Au bataillon des ennemis secrets sans cesse vous guettant on opposait une bande d’amis non moins secrets. Bianca n’était point femme à dédaigner un pareil instrument de règne. Elle en usait au contraire avec luxe : ses espions infestaient la ville ; mais ce que le peuple et la noblesse de Florence lui reprochaient plus encore, c’était sa famille, et notamment un jeune drôle qu’elle avait pour frère. Venu à la suite de l’ambassade du couronnement, ce Vittorio Capello prit racine au palais. Intrigant, beau diseur, friand de l’épée, un Buonaventuri gentilhomme, il s’était aussitôt insinué dans l’intimité du grand-duc, qui le traitait en parent et lui laissait manier les affaires. Alors ce qui devait arriver arriva; l’aigrefin obéit aux honnêtes instincts de sa nature, il vendit les emplois, leva des taxes, aidé dans ses menus trafics par un franciscain d’Udine, le révérend père Jérémie, espion ordinaire du grand-duc et collaborateur empressé du beau-frère en ses brigandages. Bianca, diversement informée de ses agissemens, ne demandait qu’à l’éloigner. Il se fit chasser pour la plus ignoble des tricheries. Le grand-duc ayant consenti en sa faveur un prêt de 3,000 écus, il faussa le billet de caisse et substitua le chiffre de 30,000 écus à celui de 3,000. Ce joli type de patricien escroc n’est point rare à rencontrer dans les mémoires du XVIIIe siècle, mais nous ne sommes qu’au XVIe et Vittorio Capello devançait l’heure de ce noble Vénitien qui gagne avec des cartes pipées les sequins de Casanova. Don Ottavio Abbioso, diplomate très apprécié du grand-duc pendant les récentes négociations, avait éventé la friponnerie du cher beau-frère; ce fut lui qui le remplaça comme secrétaire d’état. Les choses n’en allèrent guère mieux; le peuple, après comme avant, continua de souffrir et de rendre Bianca responsable de tous ses maux. De leur côté, les Vénitiens aussi se plaignaient d’elle; ce n’était point sans quelque arrière-pensée qu’ils avaient contre leurs règlemens autorisé un sujet de la République à prendre du service