Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/776

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

la tendance des sociétés futures ; problème qu’on ne peut résoudre par l’histoire. Si donc nous passons de la question de fait à celle de droit, seule importante, pouvons-nous accorder aux partisans de la propriété collective leur hypothèse fondamentale ? Selon cette hypothèse, qui remonte jusqu’aux pères de l’église, la terre et tout ce qu’elle renferme appartiendraient de droit à la société avant d’appartenir en propre à l’individu : « L’usurpation, dit saint Ambroise, a fait la propriété privée. » Il resterait donc à la société un « domaine éminent, » un droit de propriété sur la terre, antérieur à celui de l’individu sur ses fruits. Tel est le droit que s’attribue encore aujourd’hui la couronne d’Angleterre. C’est le communisme primitif érigé en théorie.

Dans cette vague métaphysique, on abuse de l’ambiguïté des termes. Autre chose est de prétendre que tous les hommes possèdent la terre « en commun, » autre chose de reconnaître que la possession particulière de l’un ne doit pas entraver injustement la possession particulière des autres. Pas plus que l’individu, la société comme telle ne crée de toutes pièces la terre et les instrumens de travail ; il ne suffit pas de personnifier la tribu, l’état, l’humanité, pour lui conférer un droit de « domaine éminent. » Le communisme absolu et initial est aussi faux et aussi abstrait que l’individualisme absolu. L’accepter, ce n’est pas seulement supprimer en principe la propriété individuelle ou familiale, c’est supprimer aussi la pro-

    suprême. C’est à Rome que finit par apparaître dans toute son extension le domaine absolu sur le sol, le dominium quiritaire. Et encore, selon Mommsen, « l’idée de propriété, chez les Romains, n’était pas primitivement associée aux possessions immobilières, mais seulement aux possessions en esclaves et en bétail. » Deux causes principales ont établi la propriété foncière individuelle : d’abord le régime militaire, puis le régime industriel. Le régime militaire a produit nécessairement l’inégalité des classes, surtout celle des conquérans et des conquis. La terre, comme toute autre dépouille, devient un butin, et, selon le caractère de la nation conquérante, elle est tout entière la propriété du despote vainqueur ou en partie celle de ses guerriers à titre de bénéfices. La conquête crée donc un droit de propriété absolu sur le sol, et commence à « individualiser » la propriété. Mais celle-ci ne devient complètement individuelle qu’à une nouvelle période de l’évolution humaine : la période industrielle. Le travail, en effet, tend alors à devenir la vraie mesure de la valeur et de la propriété ; l’échange, en établissant la liberté des transactions entre les individus, exige des droits de plus en plus individuels sur tous les objets échangeables, même sur la terre. Enfin, comme les mesures et la monnaie servent à l’achat et à la vente de la terre, la terre s’assimile sous ce rapport à la propriété personnelle produite par le travail et finit par se confondre avec cette dernière pour tout le monde. Tel est le moment de l’évolution auquel se trouvent arrivées les sociétés civilisées, et qui est une période d’individualisme. Dans tous les pays musulmans, la terre est cependant encore considérée comme appartenant à l’état qui l’a conquise. C’est un axiome du droit britannique que tout le sol de l’Angleterre est la propriété de la couronne, c’est-à-dire des conquérans, et que les propriétaires n’en sont que les concessionnaires à titre gracieux. (Comment. of Blakstone, liv. II, chap. V.)