Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/954

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bules. C’est bien la peine de parler toujours de fonder un gouvernement sérieux. Et puis franchement, après avoir livré une partie de la constitution sous prétexte d’enlever une arme aux radicaux, quelle autorité aura M. le président du conseil pour refuser une revision nouvelle à ceux qui la demanderont ? Voilà la stabilité des institutions bien garantie, et le sénat, convenons-en, rendrait un signalé service à M. le président du conseil en arrêtant au premier pas cette revision mal venue, en refusant d’entrer en négociations sur les divers genres d’amputation auxquels on prétend le soumettre.

Ce n’est point, à vrai dire, le seul service que le sénat, tel qu’il est, peut rendre au gouvernement, au pays, et on compte peut-être déjà sur lui pour repousser cette loi de recrutement militaire qui se traîne depuis quelques jours dans les discussions de l’autre chambre, — de la chambre réformatrice, — qui est une menace tout à la fois pour l’armée, pour les finances, pour l’intelligence française. Au premier abord, à ce qu’il semble, une loi militaire devrait avoir pour objet de créer une véritable armée, de la fortifier dans son organisation et dans ses ressorts, en tenant compte, bien entendu, de la diversité des intérêts sociaux, des finances publiques. C’est là ce que se sont proposé jusqu’ici tous ceux qui ont eu à reconstituer une armée française, en 1872, comme après 1830, comme en 1818. La loi nouvelle qu’on discute aujourd’hui ne s’inspire nullement de cet esprit. Elle est née de la plus fausse, de la plus dangereuse idée démocratique mêlée d’un militarisme vulgaire ; elle ne pourrait avoir d’autre résultat que de transformer l’armée en une vaste et confuse agglomération sans lien, sans traditions et sans puissance, en atteignant du même coup dans leur source les forces intellectuelles de la France. Ce n’est pas une loi militaire, c’est une loi de nivellement social par la caserne obligatoire. Tout est sacrifié à une chimère, à une passion aveugle et subalterne d’égalité, et ceux qui ont conçu cette loi, ceux qui la défendent ne déguisent même pas l’arrière-pensée d’hostilité qui les anime contre les classes plus ou moins libérales de la nation. M. Paul Bert, qui, lui, ne tient probablement pas à être de ces classes libérales, se fait un âpre et ironique plaisir de mettre la main sur les fils des bourgeois, comme si depuis près d’un siècle ces bourgeois, puisque ainsi on les nomme, avaient eu besoin qu’on les prît de vive force pour servir fidèlement leur pays, pour aller répandre leur sang sur tous les champs de bataille ! Qu’on veuille consacrer une fois de plus le principe de l’obligation du service militaire pour tous, ce n’est point une invention nouvelle, c’est déjà inscrit dans la loi de 1872. Ce qu’il y a de nouveau dans la loi qu’on prétend faire aujourd’hui, qui heureusement a peu de chances d’aller jusqu’au bout, c’est cette idée fixe de jeter toute la jeunesse française dans les rangs, sans distinction, sans tenir compte des intérêts publics de toute sorte qui peuvent se trouver compromis.