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lui-même, dans des conditions nouvelles, un maître français. C’est surtout parmi les grands architectes de l’Italie septentrionale qu’il semble avoir choisi ses modèles, et, s’il y avait à désigner son maître, c’est Bramante ; de préférence à tous, que je serais tenté de nommer. Quand on veut se donner le ravissement d’une sensation pure en présence du plus beau palais italien contemporain de Sixte IV, il faut voir à Rome le palais de la Cancelleria[1] ; et quand on veut jouir d’une des œuvres les plus séduisantes de l’architecture française au temps des Valois, il faut regarder l’autel qui, de la chapelle d’Écouen, a été transporté dans la chapelle de Chantilly. Ballant est là dans un moment d’exquise inspiration, et, sans cesser d’être lui-même, il fait songer à Bramante. Il en rappelle l’harmonie, la grâce et la calme beauté. Oui, il s’est surpassé dans cet édicule, et rien de plus complet ne peut être cité parmi ses œuvres. Ailleurs, on sent en lui un homme de renaissance qui vient d’abandonner la tradition du moyen âge, mais sans la répudier encore complètement. Ce qu’il y a de classique dans Écouen ne se greffe-t-il pas sur quelque chose de gothique ? L’appareil des bâtimens ne rappelle-t-il pas celui des constructions anciennes ? Les pavillons d’angles flanqués de tourelles ne font-ils pas songer aux tours des vieux châteaux ? N’y a-t-il pas aussi, dans le goût de certains détails d’ornementation, un peu de la maigreur de l’ancien style ? Dans ce petit château de Chantilly même, la disposition des meneaux et la hauteur des combles n’appartiennent-elles pas aux époques antérieures ? L’autel, au contraire, est une œuvre d’exclusive renaissance. Il serait difficile de trouver ailleurs plus de pureté dans les profils, plus de clarté dans les divisions, quelque chose de plus classique et de plus français à la fois. Bullant était revenu d’Italie converti, mais non fanatisé, convaincu de l’excellence des monument antiques, mais résolu à rester indépendant jusque dans l’imitation. Tandis qu’il bâtissait le château d’Écouen, San Gallo construisait à Rome la partie basse du palais Farnèse. Ces deux palais apparaissent comme les témoins fidèles de deux renaissances : l’une déjà sur son déclin et se survivant à elle-même par une de ses plus fortes œuvres, l’autre marquant une aurore par une de ses créations les plus élégantes ; la première ayant fait, sans aucune arrière-pensée, retour à l’antiquité sur le terrain de l’antiquité même, la seconde s’y rattachant aussi, mais sous d’autres deux et non sans faire des réserves en faveur de sa propre tradition.

Si Jean Bullant peut, à juste titre, revendiquer l’architecture de l’autel d’Écouen, Jean Goujon, à bon droit aussi, peut en réclamer

  1. Ce palais fût commencé pour le cardinal Memrota et achevé pour le cardinal Riario.