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vous n’y trouverez ni les Parques de Michel-Ange, ni le symbolisme colossal, ni la grandeur morale, ni la virilité, ni l’âpreté dantesques ; la Jérusalem nous représente, au contraire, cet art intermédiaire de la renaissance qui s’ingénie à marier le moderne à l’antique, corrigeant la symétrie et la froideur classiques par le sentimental et l’afféterie. Avez-vous rencontré, dans vos excursions esthétiques en Italie, une peinture de Mazzuoli qui nous montre la vierge Marie avec l’Enfant Jésus sur ses genoux ? La Vierge, vêtue d’un long voile blanc passementé d’or, sourit à l’Enfant divin ; et lui, protégeant d’une main le globe terrestre, tend de l’autre à sa mère une belle rose épanouie dont émane, comme parfum, la lumière éclairant le tableau. C’est dans une atmosphère de cet ordre surnaturel que Tasse a construit sa Jérusalem ; l’artifice règne partout, et l’on ne peut qu’admirer la merveilleuse industrie de ce talent qui substitue l’adaptation à l’imagination et donne tour de création à de pures réminiscences. Ses héroïnes sont des princesses de Ferrare, les jardins d’Armide et leurs enchantemens nous rappellent Belriguardo et Consoldoli, et son Orient cache la barbarie sous l’hyperculture de la renaissance ; le rococo de la tragédie de Voltaire est déjà pressenti ; Soliman devance Orosmane. Les Turcs enserrent l’Europe de partout, Cosme de Médicis organise contre eux l’ordre de Saint-Etienne, don Juan d’Autriche vient de les battre à Lépante : il semblerait que jamais occasion ne s’omît plus belle de les peindre su naturel. Non pas, le siècle a son optique imperturbable, il voit « noble, » et le poète, qui n’écrit en quelque sorte son épopée que sous la pression des Turcs, ne cherche même pas à se rendre compte de leurs traits caractéristiques ; il néglige les types nouveaux qui se présentent et peuple de visages connus, de poncifs européens, cet Orient dont les religions, les mœurs et les costumes eussent fourni à sa conception tant d’élémens originaux de vie et d’intérêt. Pourquoi l’en accuser, puisque cet amalgame de paganisme et de christianisme, né de l’esprit de cour, et que nos poètes traduiront sur la scène en français, reste un chef-d’œuvre de pur langage et de sentimens élevés, et que ce chef-d’œuvre fut ici-bas l’unique et suprême délivrance d’une pauvre âme si cruellement tourmentée ?


III

Cependant à Florence le bruit courait que la grande-duchesse était grosse, et cette fois, tout le monde y croyait, excepté pourtant le cardinal, chez qui le doute en pareil cas était le commencement